lunes, abril 11, 2011

Le parcours du combattant des opposants syriens

Par Thomas Pierret, docteur en science politique, chercheur au Zentrum Moderner Orient, Berlin (LE MONDE, 06/04/11):

Confronté à une vague de contestation sans précédent depuis l’insurrection islamiste du début des années 1980, le régime syrien vit-il ses dernières heures ? En ces temps de révolutions arabes, on serait tenté de penser que Bachar Al-Assad ne pourra guère enrayer le cours de l’histoire. Toutefois, les obstacles dressés sur la route de l’opposition syrienne sont nombreux.

Si le pouvoir baasiste n’est pas encore confronté à une situation révolutionnaire, il n’en est pas moins sérieusement ébranlé. La situation insurrectionnelle qui règne à Deraa, chef-lieu du Hauran, est totalement inédite. En effet, cette région agricole et tribale a fourni une bonne partie des cadres sunnites du Baas à l’époque où ce dernier se faisait le champion du monde paysan. En sont ainsi originaires des figures telles que le vice-président, Farouk Al-Chareh, et le vice-ministre des affaires étrangères, Faysal Miqdad.

Le désamour entre le Hauran et le pouvoir central révèle plusieurs failles du système politique syrien. La première est liée à un changement de modèle économique : alors que le dirigisme socialiste était relativement profitable aux régions périphériques, du moins lorsqu’elles étaient bien représentées au sein du Baas, la libéralisation qui s’est accélérée durant la dernière décennie a entraîné une concentration des investissements sur la Syrie “utile”, c’est-à-dire Damas, Homs et Alep. Des régions comme le Hauran s’en sont trouvées marginalisées, une situation encore aggravée par la terrible sécheresse des dernières années et par une démographie galopante.

Une deuxième faille a pour origine la dérive patrimoniale du régime, avec ce qu’elle implique de prédation et d’impunité. Le cas de Deraa suffit à s’en convaincre, les services de renseignement y étant actuellement dirigés par un cousin du président. S’étant illustré de la pire manière lorsqu’il était en poste à Damas, celui-ci a été prié d’aller sévir en province. Il a donc mis le Hauran en coupe réglée, ponctionnant notamment les transactions foncières qui, dans cette zone frontière, sont obligatoirement soumises à une autorisation des services de sécurité.

La troisième faille est d’ordre confessionnel. Depuis une demi-décennie, des rumeurs insistantes font état d’une campagne de “chiisation” orchestrée dans le Hauran par l’Iran, allié stratégique du régime de Damas. Ces rumeurs expliquent les slogans anti-iraniens et anti-Hezbollah entendus dans les récentes manifestations de Deraa. Emanant pour l’essentiel de médias d’opposition, la thèse de la “chiisation” est évidemment motivée politiquement et se fonde sur de nombreuses exagérations.

Cependant, si les autorités n’ont pas réussi à convaincre la population de son caractère fallacieux, c’est notamment en raison du sentiment de discrimination généré par le contraste bien trop visible entre la liberté d’action dont jouissent les institutions chiites, principalement étrangères, et leurs équivalents sunnites, soumis au contrôle étouffant des agences de sécurité.

Ainsi, les défilés observés dans d’autres pays musulmans à l’occasion de la fête sunnite du Mawlid (naissance du Prophète) sont inimaginables en Syrie, où les célébrations doivent rester sagement dans les mosquées, alors que des flagellants chiites traversent la vieille ville de Damas en mémoire du martyre de l’imam Hussein.

Le soulèvement s’étendra-t-il durablement au reste du pays ? Les manifestations observées dans les grandes villes syriennes le vendredi 25 mars n’ont guère réuni, dans chacun des cas, que quelques milliers d’individus. Toutefois, il s’agit là d’un événement sans précédent depuis trente ans puisque tout mouvement de ce type est formellement interdit en vertu de l’état d’urgence.

De plus, les lieux touchés par la contestation sont hautement symboliques : les événements les plus graves après ceux de Deraa ont eu lieu dans les quartiers sunnites de la ville côtière de Lattaquié, berceau des factions d’officiers alaouites au pouvoir depuis la fin des années 1960 ; on a défilé à Hama, partiellement rasée par l’armée lors de l’insurrection de 1982 ; à Homs, des manifestants ont détruit le portrait du président surplombant l’entrée du Club des officiers, symbole du pouvoir s’il en est ; des manifestations ont éclaté à l’intérieur des grandes mosquées de Damas et Alep après la prière.

Il n’en demeure pas moins que, pour faire plier le régime, les opposants syriens devront mobiliser la population en bien plus grand nombre qu’ils ne l’ont fait jusqu’à présent. Cela n’a rien d’évident eu égard aux clivages qui, pour l’heure, neutralisent une bonne part du potentiel de contestation. Le premier, d’ordre socio-économique, traverse la population sunnite. La bourgeoisie de Damas et d’Alep, dont les fils avaient été nombreux à participer à l’insurrection islamiste il y a trente ans, n’a pas encore rejoint la contestation. Il ne lui aura sans doute pas échappé que, dans la capitale, les manifestations du 25 mars ont principalement concerné des banlieues pauvres. Or, si les milieux marchands souffrent de la corruption et de la concurrence déloyale du “capitalisme de copinage” symbolisé par le milliardaire Rami Makhluf, autre cousin du président, ils se sont toutefois considérablement enrichis à la faveur de la récente libéralisation économique. Par conséquent, ils réfléchiront sans doute à deux fois au moment de choisir entre liberté et stabilité.

Toujours chez les sunnites, un autre clivage divise la mouvance religieuse. Les Frères musulmans ayant été éradiqués dans les années 1980, l’opposition islamiste crédible est incarnée à l’intérieur du pays par une poignée de figures modérées, comme le vétéran de la défense des droits de l’homme Haytham Al-Malih. Face à eux, les grands oulémas semblent divisés. Dans son sermon de vendredi, le cheikh Oussama Al-Rifa’i, une figure indépendante, a explicitement conditionné le retour au calme à la levée de l’état d’urgence et à la prise en compte du “poids formidable de l’opinion religieuse”; c’est de sa mosquée qu’est ensuite partie l’une des rares manifestations organisées ce jour-là dans le centre de Damas.

En revanche, le régime a reçu un appui beaucoup moins ambigu de la part de son vieil allié Saïd Ramadan Al-Bouti, l’un des plus éminents savants de l’islam sunnite. Celui-ci a en effet condamné les manifestations, fruit selon lui d’une conspiration étrangère, et a appelé à donner leur chance aux réformes annoncées.

Un troisième et dernier clivage est celui qui divise la société syrienne verticalement, c’est-à-dire entre groupes ethno-confessionnels. Bien que les slogans entendus dans les manifestations traduisent généralement un souci de préserver l’unité nationale (“Dieu, la Syrie, la liberté, c’est tout !”), le caractère très nettement sunnite du soulèvement a permis au régime de le présenter comme une “discorde” (fitna) confessionnelle. Un tel discours produit un effet indéniable chez les nombreux Syriens, notamment chrétiens, qui ont été traumatisés par le chaos irakien.

Quant aux Kurdes, ils apparaissent comme des opposants “naturels” depuis les émeutes violemment réprimées de 2004 mais sont actuellement divisés en raison d’une habile manoeuvre du régime : alors que la situation se détériorait à Deraa, les médias officiels ont couvert la fête kurde de Noruz, un fait sans précédent dans l’histoire de ce régime radicalement arabiste.

Même si elle prenait une dimension transcommunautaire, la contestation aurait encore à affronter la machine militaire du pouvoir. De ce point de vue, il est peu probable de voir se reproduire un scénario à la tunisienne ou à l’égyptienne, où l’armée finit par déposer le président pour rétablir le calme. En effet, comme le leadership libyen, la famille régnante syrienne possède une force armée prétorienne qui lui est organiquement liée.

Mieux équipée que l’armée régulière, dotée d’armes lourdes, la Garde républicaine est commandée par Maher Al-Assad, le frère de Bachar, et est composée majoritairement d’alaouites, si bien qu’elle est susceptible de combattre jusqu’au bout. Rien ne garantit donc le succès de la révolution syrienne qui, si elle a lieu, risque fort de n’être ni fraîche, ni joyeuse.

Fuente: Bitácora Almendrón. Tribuna Libre © Miguel Moliné Escalona

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