Par Khaled Khalifa, écrivain, scénariste, fondateur de la revue culturelle “Aleph” (LE MONDE, 16/06/11):
Le 1er avril, au début de la troisième semaine de la révolte en Syrie, le régime avait déjà usé toute sa batterie de mensonges, la même que celle des présidents Ben Ali et Moubarak, en accusant les manifestants d’être des infiltrés, des saboteurs, des agents à la solde de l’étranger, des toxicomanes à la recherche de drogues psychédéliques. Il était allé jusqu’à inventer l’existence de bandes armées qui s’attaquaient à la police, de gangs venus des pays voisins pour semer le désordre, grassement payés par tel gouvernement arabe ou tel parti politique libanais.
Les médias officiels diffusaient des récits invraisemblables qui ne pouvaient convaincre que les convaincus, tant ils manquaient d’imagination. Récits que les affidés du pouvoir reprenaient comme des vérités incontestables, cherchant à faire peur, à soulever une partie de la population contre une autre, à mobiliser tous ceux qui profitaient de la dictature d’une manière ou d’une autre.
En face, les manifestants avançaient, imperturbables, en clamant des revendications nettes et précises : nous n’acceptons plus de vivre sous un régime despotique et corrompu, nous exigeons notre entière liberté, nous voulons contribuer démocratiquement à la prise des décisions économiques, sociales et politiques.
Dès les premières manifestations, la répression sanglante menée par les sbires des services de renseignement a vivement choqué la majorité des Syriens, de même que la désinvolture avec laquelle le président Bachar Al-Assad s’est adressé à eux à travers les marionnettes du prétendu Conseil du peuple. Le président n’est donc pas ce jeune homme qu’on disait moderne et aux velléités réformistes, mais un dictateur comme les autres, incapable de comprendre ce qui se passe sous ses yeux, prêt à exterminer la moitié de son peuple pour se maintenir au pouvoir et qui pense être le seul à avoir le droit de décider de quelles réformes le pays a besoin et quand les octroyer à ses sujets comme une gratification.
La Syrie a changé. Les Syriens ont définitivement abattu le mur de la peur. Ils ont fait montre d’un courage extraordinaire en manifestant au péril de leur vie. Chaque fois que des jeunes gens se décident à aller rejoindre une manifestation, ils font leurs adieux à leurs proches comme s’ils les voyaient pour la dernière fois. Ils sont disposés à tout sacrifier pour la liberté, prenant le relais de deux générations de militants politiques et d’intellectuels qui se sont opposés à l’hégémonie du parti Baas et qui en ont payé le prix par de longues années de prison. Après près de cinquante ans de privation de liberté, les Syriens s’ouvrent de nouveau à la politique, aux débats sur l’avenir du pays, et rien ne sera plus comme avant.
Les observateurs objectifs dans le monde arabe et ailleurs constatent que le régime est aux abois, qu’il épuise jour après jour toutes ses cartouches par sa façon sécuritaire et désordonnée de gérer la crise.
Après les terribles événements des années 1980, notamment le massacre de Hama, avec ses 20 000 morts, la société syrienne était tétanisée de peur. L’ex-président Hafez Al-Assad gouvernait sans avoir à affronter d’opposition, sinon celle de quelques intellectuels. Il les jetait en prison et les oubliait, et quand ils en sortaient, ils recommençaient à écrire, à publier des témoignages et à signer des pétitions qui ne troublaient pas la lourde quiétude du régime.
La société restait muette, se contentant d’assurer sa survie comme elle avait appris à le faire à travers les vicissitudes de sa longue histoire. Ceux qui ne connaissent pas les Syriens ignorent leur patience et leur endurance.
Le clan au pouvoir agit ouvertement, sa corruption est flagrante. Les gouvernements se succèdent sans intéresser personne. Le Parlement est élu avant que les électeurs ne se rendent dans les bureaux de vote et que les urnes ne soient ouvertes. Les Syriens ne connaissent pas, le plus souvent, les noms de ceux qui sont censés les représenter – et qui les ont dernièrement horripilés par leur comportement servile et leurs flatteries ridicules le jour où Bachar Al-Assad a prononcé devant eux son seul et unique discours depuis le début de la révolte.
Ils accueillaient chaque phrase par une ovation, déclamaient des poèmes, riaient d’aise, affirmaient qu’un président aussi bon et intelligent mériterait de diriger l’humanité tout entière, et non seulement les Syriens et les Arabes. Au même moment, le sang coulait à Deraa, située à peine à 100 km de Damas, où se déroulait cette mascarade.
C’est alors probablement que les Syriens ont ressenti plus que jamais le besoin de renouer avec leur ancienne tradition pluraliste et d’avoir un vrai Parlement. Les noms des grands hommes du mouvement national ont été évoqués de nouveau, le souvenir des années 1950 s’est ravivé, les jeunes militants ont diffusé sur Internet des notes rappelant l’histoire de la Syrie avant l’arrivée au pouvoir du parti Baas, ainsi que le texte de l’ancienne Constitution, qui garantissait toutes les libertés démocratiques.
Ils ont notamment insisté, pour contrecarrer la propagande officielle sur les dangers qu’encouraient les minorités religieuses si le régime venait à tomber, sur quelques grandes figures de la lutte pour l’indépendance, comme le druze sultan Pacha Al-Atrach, qui avait dirigé de 1925 à 1927 la révolution contre le mandat français, ou le chrétien Farès Al-Khoury, deux fois premier ministre et qui avait même été chargé de veiller sur les biens islamiques de mainmorte (biens appartenant à des congrégations ou à des hôpitaux).
Alors que le pouvoir interdit à la presse indépendante, arabe et internationale, de faire son travail, ce sont ces jeunes militants, armés seulement de leurs téléphones portables, qui ont diffusé dans le monde entier, à travers Facebook et YouTube, des images de la répression barbare qui sévit dans le pays.
Le soulèvement entame sa treizième semaine, et, selon les organisations des droits de l’homme, cette répression s’est déjà soldée par plus de 1 500 morts, des milliers de blessés graves et quelque 12 000 arrestations. Les manifestants tiennent au caractère pacifique et non violent du soulèvement. Ils savent que le régime, au nom de la stabilité régionale, bénéficie de l’indulgence des puissants de ce monde, mais ils sont déterminés à le faire tomber. Personne n’acceptera plus le retour à la situation d’avant le 15 mars. Personne n’a oublié les horreurs des années 1980.
Le régime prétend qu’il va engager un dialogue national, ce que l’opposition a exigé depuis longtemps et qui lui a été refusé. Les intellectuels démocrates continuent de l’appeler de leurs voeux pour que s’arrête le bain de sang, même s’ils sont persuadés qu’il ne pourra plus avoir lieu.
Je marche dans les rues de Damas et je perçois l’angoisse de mes concitoyens, mais aussi leur espoir de sortir de ce cauchemar. Ayant passé toute ma jeunesse avec des étudiants et des intellectuels qui rêvaient d’une Syrie libre, je connais bien les sentiments qui animent aujourd’hui les jeunes de mon pays et je sais qu’ils obtiendront gain de cause.
En campant sur ses positions sécuritaires, en ignorant les revendications de la population, en déchaînant contre la révolte ses moyens de communication d’un autre âge, le régime s’est condamné lui-même à disparaître.
La société syrienne, hier encore traumatisée par ce qu’elle a vécu pendant plus de quarante ans, a maîtrisé ses peurs et elle rejoindra bientôt, après tant de sacrifices consentis pour sa liberté et sa dignité, ses soeurs tunisienne et égyptienne dans la construction d’un monde arabe démocratique.
Fuente: Bitácora Almendrón. Tribuna Libre © Miguel Moliné Escalona
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