Par Charif Kiwan, réalisateur (LE MONDE, 08/06/11):
Nous ne sommes pas un pays comme les autres, nous ne pouvons pas être justiciables de la raison universelle… Tel est le credo de la religion de l’exception qui régit la Syrie depuis 1963, date de l’arrivée au pouvoir du parti de la Résurrection (Baath) à la faveur d’un putsch. Les militaires putschistes proclament alors l’état d’urgence et mettent en place des services de sécurité omnipotents flanqués de véritables tribunaux d’inquisition, ouvrant ainsi la voie à la liquidation de dizaines de milliers d’hérétiques. Mais ne jetons pas tout de suite la pierre aux militaires ! Essayons plutôt de comprendre les ressorts de la religion de l’exception qui les a engendrés et qu’ils vont eux-mêmes consacrer.
Comme toutes les religions monothéistes, celle-ci se fonde sur un état de pureté originel. Il s’agit ici de la Syrie naturelle qui correspond grosso modo à la Syrie gréco-biblique, située entre l’Anatolie, la Mésopotamie, la Méditerranée et le Sinaï (actuellement : Syrie, Israël, Jordanie, Liban et Palestine). Cette Syrie existait en tant que province au temps de l’empire ottoman et elle a essayé de devenir royaume indépendant en 1920. Mais la Société des nations n’a rien voulu savoir, préférant confier à la France et la Grande-Bretagne le soin de déterminer quelles sont les communautés qui peuvent y être reconnues en tant que nations.
Lorsque ces deux puissances coloniales se retirent du Moyen-Orient après la seconde guerre mondiale, elles laissent derrière elles des frontières nationales précaires, contestées ou absurdes. C’est notamment le cas de la nouvelle entité syrienne qui, de l’aveu même du général de Gaulle, a été façonnée de sorte à ce qu’elle ne puisse pas être viable hors du giron de la métropole. Malgré cela, les Syriens vont assumer leur sort et s’engager, à partir de 1946, à réaliser leur aspiration nationale dans les limites du cadre qui leur a été dévolu. Ils affirment leur foi dans la Syrie désenchantée qui est désormais la leur en jetant les bases d’une démocratie parlementaire mêlant les traditions d’Orient et d’Occident.
Mais les Syriens les plus zélés finissent par perdre la foi lorsque, en 1948, une entité nationale émerge à leur frontière sud, se prévalant d’un précédent biblique concurrent (Eretz Israel) et une religion singulière (nous ne sommes pas un pays comme les autres, nous ne pouvons pas être justiciables de la raison universelle). Ils se sentent d’autant plus floués que les nouveaux-venus se montrent conquérants et bénéficient du soutien de la communauté internationale.
Dès 1949, les militaires s’emparent du pouvoir à Damas au motif qu’il faut en finir avec la lâcheté démocratique et renouer avec la Syrie authentique. Certes, les civils reviennent au pouvoir quelques années plus tard. Mais le cœur n’y est déjà plus. Et en 1958, la classe politique syrienne décide d’un commun accord de remettre le destin de son pays entre les mains de Nasser, le président de l’union syro-égyptienne (1958-61), le messie qui promet de renouer avec la glorieuse nation arabe en jetant les juifs à la mer.
La Syrie se trouve dès lors engagée dans la voie de la fuite en avant messianique. Elle a perdu ses élites libérales, ainsi que la foi en son destin démocratique propre. Les militaires peuvent donc revenir au pouvoir et œuvrer pour la Résurrection (Baath). Ils s’y emploient au lendemain de leur putsch de 1963 en s’alliant avec d’autres partis qu’ils finissent par phagocyter l’un après l’autre. Puis ils profitent de la défaite de juin 1967 face à Israël pour consacrer définitivement la religion de l’exception.
Pour ce faire, il a fallu le génie machiavélique d’un homme : le général Hafez Al-Assad qui, depuis 1966, occupe la fonction de ministre de la défense. Ce dernier provoque l’armée israélienne et l’entraîne dans un combat au Golan où les militaires syriens vont capituler étonnement vite. Le général Assad est par la suite accusé de haute trahison par les généraux de la junte. Mais il se défend en s’emparant du pouvoir tout en faisant des clins d’œil complices à Israël et aux Etats-Unis. Puis, une fois bien installé au pouvoir, il dira : puisque mon voisin s’autorise à prendre ma terre pour faire son Eretz Israel, j’ai moi-même le droit de faire ce que bon me semble pour ressusciter ma Syrie naturelle !
C’est ainsi que la religion de l’exception triomphe en instrumentalisant l’honneur national bafoué des Syriens et des Arabes. Au nom du combat sacré contre l’occupant israélien qu’il ne combat presque pas, le régime Assad va entreprendre la liquidation des dizaines de milliers d’hérétiques syriens, libanais et palestiniens qui croient encore en la démocratie universelle. Il finira par s’imposer sur la scène régionale sous l’œil indulgent d’un certain Occident qui craint que la démocratie ne soit pas bonne pour ses affaires et son pétrole.
La fin de cette religion est en train d’être proclamée en ce moment même par le peuple syrien qui manifeste pour la démocratie, au risque d’être jeté aux lions. A chacun d’assumer ses responsabilités vis-à-vis de ce peuple ! Mais qu’on ne nous dise plus que l’Orient est compliqué ou qu’il n’y a là que des religions qui se disputent des terres saintes ! Car il existe aujourd’hui une seule et même religion qui prévaut à Damas et Tel-Aviv : c’est la religion de l’exception qui instrumentalise l’islam et le judaïsme à des fins de domination politique. Telle est, en tout cas, la morale de l’histoire telle que la vit le petit peuple d’Orient. C’est du moins ce que nous disent les sages de cette région, à commencer par l’écrivain Moussa Abadi, un juif de Damas qui a combattu le nazisme et les religions d’exception de Syrie ou d’Israël au nom des mêmes valeurs universelles… Amen !
Fuente: Bitácora Almendrón. Tribuna Libre © Miguel Moliné Escalona
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