Par Hosham Dawod, anthropologue au CNRS (LE MONDE, 11/07/11):
La révolte syrienne a déjà plus de cent jours derrière elle, des centaines de morts, des milliers d’arrestations, des dizaines de milliers de réfugiés à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Pourtant, le régime a tout essayé pour venir à bout des protestations. Il a même tenté au début de suivre le modèle algérien par la recherche d’un équilibre entre promesses de réformes et coercition, mais la réaction démesurée des forces de sécurité contre les civils a poussé une bonne partie du pays dans les rangs des protestataires irréductibles. Le régime a renoué avec ses propres pratiques en vigueur depuis quarante ans.
A considérer cette situation, plusieurs scénarios se présentent. Dans une première hypothèse, qui est déjà dépassée, le régime syrien pensait parvenir à domestiquer et à terroriser les manifestants, à l’image de ce qui s’est passé en Iran après les élections de 2009. Le remède sécuritaire semble ne pas porter ses fruits, bien au contraire. Un deuxième scénario, qui a fait surface sans s’imposer, était que le président Bachar Al-Assad entreprenne des réformes touchant à la liberté de la presse, aux droits civils, à la pluralité politique, à l’organisation d’élections libres et la lutte contre la corruption.
Un troisième scénario, dont on s’éloigne aussi, serait qu’une dissension s’opère au sein du régime, à l’instar de ce qui s’est passé en Egypte et en Tunisie lorsque l’armée a pris l’initiative d’isoler les éléments de la classe politique les plus corrompus.
L’idéal selon de nombreuses chancelleries serait – quatrième scénario – qu’une partie de l’élite alaouite et sunnite parvienne à un accord écartant la famille Assad du pouvoir, qui conduirait à un partage un peu plus équitable entre les communautés. Le cinquième scénario qui est à l’oeuvre, et qui est aussi le plus périlleux, consiste en l’intensification du cycle protestation/répression conduisant à une polarisation de la société sur une base ethnique et confessionnelle ouvrant la porte à une guerre civile et à une chute du régime. Cette dernière éventualité ne constitue hélas pas une hypothèse d’école ni une nouveauté après les cas libanais et irakien.
Le Proche-Orient est très secoué par la crise syrienne, à commencer par le Liban où un gouvernement soutenu par le Hezbollah a été imposé à la veille de la mise en cause par une enquête judiciaire internationale de plusieurs de ses dirigeants soupçonnés d’être impliqués dans l’assassinat de l’ex-premier ministre Rafic Hariri. Par ailleurs, les relations entre la Syrie et la Turquie se sont détériorées.
Après avoir employé la Syrie comme son principal portail vers le monde arabe, Ankara prend ses distances avec Damas, la sommant d’entreprendre des réformes, et non des moindres puisqu’elle demande la dissolution de certains appareils de sécurité, la libération des prisonniers politiques et la fin du régime de parti unique. Pour la Syrie, son grand voisin du Nord, qu’elle accuse de néo-ottomanisme et d’arrogance, tente de tisser un front régional des Frères musulmans allant de l’Egypte à la Syrie, en passant par le Hamas palestinien.
Quant aux pays du Golfe, qui se sont toujours méfiés de la Syrie et de son accointance avec l’Iran, ils considèrent que la Syrie constitue un rempart contre la propagation des révoltes arabes vers le Machrek. Le défi pour les pays du Golfe, et surtout pour l’Arabie saoudite, est le suivant : est-il possible que les révoltes arabes et leur portée politico-morale s’arrêtent aux portes du royaume des Saoud, là où des questions de citoyenneté, de libertés politiques et d’égalité entre les sexes et entre diverses communautés confessionnelles se posent avec acuité. Le conflit à Bahreïn, avec sa propre spécificité, fait partie de cette lame de fond qui secoue la région. La situation insurrectionnelle syrienne a aussi précipité la politique dans les territoires palestiniens au point que s’est créée une tentative de rapprochement entre le Hamas et le Fatah sans le consentement de Damas. Pis, le Hamas découvre dans l’Egypte post-Moubarak une amitié nouvelle.
Quant à la Jordanie, elle se trouve tiraillée entre sa traditionnelle hostilité au parti Baas et sa crainte d’une mainmise des Frères musulmans sur l’encombrant voisin syrien. Le roi Abdallah de Jordanie n’ignore pas que des continuités existent entre certaines populations du sud de la Syrie et celles du nord de son pays (à Deraa), sans oublier une affinité régionale entre les Frères musulmans. Il évoquait en 2003 la crainte d’une hypothèse de la formation d’un croissant chiite joignant l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Liban. Mais ce pourrait être aussi l’avènement d’un autre croissant recueillant une bénédiction raisonnée de la Turquie, celui des sunnites militants, allant de l’Egypte jusqu’en Syrie, en passant par les territoires occupés. L’Orient arabo-musulman se fait et se défait dans l’imaginaire de certains politiques locaux en adoptant toujours la forme du croissant !
L’une des conséquences inattendues de la révolte syrienne en cours a été de pousser à leur paroxysme l’hésitation israélienne et la gêne américaine. Tel-Aviv sait bien que par-delà la phraséologie révolutionnaire baasiste tout était au plus calme sur son front nord-est syrien. Les révoltes arabes font aussi éclater au grand jour la contradiction d’Israël : il apparaît que la chute des régimes autoritaires arabes ne favorise pas la pérennité de sa suprématie dans la région.
Pour ce qui est de l’Irak, il peut paraître paradoxal que celui-ci puisse se sentir inquiet d’une chute éventuelle du régime syrien. Bagdad et Damas n’ont jamais été en bons termes depuis près d’une cinquantaine d’années, autant à l’époque des frères ennemis du Baas à la tête des deux pays qu’à l’arrivée au pouvoir à Bagdad de l’ancienne opposition irakienne, naguère exilée en masse en Syrie, Nouri Al-Maliki y compris.
D’où vient cette inquiétude ? Est-elle partagée par tous les Irakiens ? Depuis que l’Irak a connu une guerre civile entre 2006 et 2007, un exode massif a eu lieu vers les pays voisins, particulièrement la Syrie où l’on compte un peu plus d’un million de réfugiés irakiens de toutes confessions. Une détérioration de la situation, à la libyenne ou à la yéménite, en Syrie chasserait une grande partie de ces populations réfugiées vers leur pays d’origine au moment où ce dernier connaît une dégradation inquiétante de sa situation sécuritaire. Même si le régime syrien sous domination alaouite a soutenu et continue de soutenir les insurgés arabes sunnites et les anciens baasistes d’Irak, le gouvernement irakien actuel, à majorité chiite, prévoit que l’alternative au pouvoir à Damas ne pourrait qu’être pire : une sorte de radicalisme sunnite soutenu, selon Bagdad, par l’Arabie saoudite et les pays du Golfe contre les chiites de la région.
Ce faisant les chiites irakiens, malgré leurs différends avec Téhéran, ne souhaitent pas voir une mainmise sunnite sur la Syrie et le Liban. La chute des Alaouites à Damas signifierait entre autres pour Bagdad l’affaiblissement inévitable du Hezbollah libanais, et partant, le recul du chiisme dans la région. Rappelons que les chiites irakiens, dans leur diversité, entretiennent de bons rapports avec ce pays et beaucoup y investissent de manière officielle ou officieuse.
Le gouvernement de Nouri Al-Maliki essaie depuis 2009 de créer une relation apaisée qui soit avantageuse économiquement pour les deux Etats. Divers projets ont été envisagés, notamment dans les domaines pétrolier et gazier. Une chute brutale du régime de Bachar Al-Assad pourrait pousser la Syrie vers une guerre civile à l’irakienne où les Alaouites subiraient le sort des sunnites en Irak après 2003. Cela créerait un chaos propice aux groupes radicaux qui pourraient y trouver refuge et bâtir des passerelles salafistes qui iraient de Tripoli à Beyrouth, à la Syrie et jusqu’au triangle sunnite en Irak. Cet hypothétique scénario inquiète déjà les Américains, bien qu’ils n’aient aucune sympathie envers Bachar Al-Assad.
Qu’en est-il du facteur iranien ? Même si les chiites irakiens demeurent attachés à leur pays, cela n’empêche pas quelques-unes de ses fractions d’être réceptives au discours iranien mêlant anti-sunnisme, antinationalisme arabe, anti-monarchies du Golfe et anti-occidentalisme. Ainsi, pour des raisons propres à la sociologie politique irakienne, la majorité des forces du pays craint l’effondrement du régime syrien : les sunnites et les baasistes perdraient un allié pragmatique ; et les chiites, dans une Syrie intégrée à une alliance régionale sunnite, pourraient être confrontés à un régime qui leur serait hostile.
Seuls peut-être les Kurdes d’Irak et plus encore le parti de Massoud Barzani pourraient se sentir soulagés par le départ du régime de Damas. Rappelons qu’environ 1,5 à 2 millions de Kurdes vivent en Syrie dans une situation politique et administrative précaire. Récemment, l’Etat syrien, sous la pression de la rue, a accordé la nationalité à 300 000 Kurdes qui n’avaient aucun document d’identité.
En résumé, ce n’est pas la première fois dans l’histoire de la région qu’un peuple presse son gouvernement vers plus d’ouverture. La possibilité existait pour le pouvoir syrien, comme pour d’autres dans le monde arabe, d’opter pour un assouplissement, et une transition graduelle. Il y a quelques mois encore le pouvoir syrien prétendait être le coeur de la nation arabe. Aujourd’hui, la rue rappelle à son tour que la Syrie est au centre du monde arabe, mais pour réclamer plus de démocratie, de liberté et de dignité humaine.
Fuente: Bitácora Almendrón. Tribuna Libre © Miguel Moliné Escalona
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