Par Emmanuel Sales, ancien élève de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, agrégé de philosophie et directeur général de la Financière de la cité (LE MONDE, 05/07/11):
Avant d’être une zone monétaire, l’euro est un système moral. C’est sa force et aussi sa faiblesse. En imposant des plans rigoureux de retour à l’équilibre, les autorités ont accompli leur devoir. Mais les efforts demandés risquent de rester lettre morte s’ils ne sont pas accompagnés d’une véritable révolution dans l’organisation et le contrôle des activités financières. Pour assurer la véracité de la monnaie à long terme, il ne suffit pas de brandir des critères macro-économiques de solvabilité. Il faut conforter les traditions d’enrichissement par le travail et par l’épargne et restaurer la confiance dans le système financier. Cela implique une volonté commune de la France et de l’Allemagne pour imposer un mode de régulation conforme aux habitudes et aux modes de vie des sociétés européennes.
Si les étoiles n’apparaissaient qu’une fois tous les cent ans, dit Emerson, les hommes en chériraient longtemps le souvenir. Accoutumés à l’utilisation de la monnaie unique, nous en avons négligé le trésor. L’évidence de l’euro nous a distraits de nos devoirs. Comme un propriétaire oublieux nous avons laissé la défense de nos droits à ceux qui étaient chargés d’en assurer la simple gérance. La crise financière nous a rappelés à nos obligations.
Durant les trente dernières années, la crédibilité des banques centrales et l’efficience des marchés de la dette souveraine ont entretenu une illusion de maîtrise des cycles économiques. La hausse du prix des actifs a masqué le creusement des déséquilibres. La crise financière globale a mis au jour le gouffre entre la valeur réelle des choses et ce qu’en avait fait l’imagination des hommes.
Depuis, la situation ne s’est pas améliorée. Les Etats-Unis sont durablement engagés dans des politiques visant à déprécier la valeur du dollar au risque de créer des tensions sur les prix, le secteur financier s’est placé sous la tutelle des Etats, sans rien changer à ses pratiques. Les hommes ordinaires, scrupuleux, subissent indirectement tout le poids de l’ajustement économique par l’alourdissement des charges pesant sur les budgets nationaux.
Dans ces circonstances historiques, les autorités européennes ont fait preuve de sagesse financière et de courage politique. En assurant le sauvetage des pays en difficulté, elles ont ouvert la voie à une intégration des politiques budgétaires. En évitant de se lancer dans une politique d’injection de liquidités à tout-va, elles ont protégé la valeur de la monnaie. Mais cela ne suffit pas.
Avant d’être une union monétaire, l’euro est un système moral. Il repose sur la confiance et l’instruction de ceux qui ont à le manier. Pour que l’euro soit durablement établi, il faut que chacun soit assuré que personne ne peut, par des politiques unilatérales ou un privilège quelconque, obtenir plus de richesses qu’il n’en peut obtenir. Dans cette logique, le retour à l’équilibre des comptes publics ne peut faire l’économie d’une réforme en profondeur des activités financières.
L’EURO EST UN SYSTÈME MORAL AVANT D’ÊTRE UNE UNITÉ MONÉTAIRE
L’analyse de la zone euro à l’aune de critères purement comptables et financiers est unilatérale, en ce qu’elle manque l’essentiel du processus historique. Il y a en effet entre les peuples de la zone euro une communauté de destin qui a toutes les caractéristiques de ce Wittgenstein appelait “une forme de vie”, un rapport au droit et à l’histoire qui détermine des façons de parler et d’agir.
L’euro est le legs de la “grande guerre” civile européenne. A la différence des Anglais et des Américains, les membres de la zone euro sont à bien des égards, des peuples résilients. Ils portent sur leur sol et dans leurs villes la marque des plus grands conflits mondiaux ; ils ont subi la dictature, le totalitarisme, la glaciation soviétique. Il leur en est resté une certaine méfiance vis-à-vis des politiques de grandeur, une vision multilatérale du monde et un goût pour l’équilibre des pouvoirs, que reflète le processus même de construction européenne, fait d’arbitrages et de compromis.
L’euro est une création artificielle nous disent les beaux esprits. Ce qui est plutôt surprenant, c’est que nous ayons eu si longtemps le franc, le mark, la lire, etc. La corruption des monnaies à partir de la “grande guerre” a été le grand facteur de désagrégation sociale et politique des sociétés européennes. De 1914 jusqu’à l’avènement de l’euro monétaire, en 1999, la valeur du franc a été divisée par vingt ; le mark s’est effondré deux fois; la lire, la peseta ont perdu à peu près toute valeur. Chaque fois, les politiques monétaires unilatérales qui ont suivi le retour à la paix ont entraîné le déficit, le repli sur soi, le rationnement de la demande, l’appauvrissement du plus grand nombre.
L’euro a mis fin à cette longue histoire. Avec l’euro, chacun est, en théorie, assuré d’être, suivant la vieille expression juridique reprise par Rueff, “rempli de ses droits”. L’euro repose sur l’idée simple et de bon sens que chaque Européen ne peut puiser des richesses sur le marché “qu’à concurrence de celles qu’il y versera”. La valeur de la monnaie unique découle de l’engagement des Etats membres à suivre les règles communes qu’ils se sont prescrites et non d’un quelconque privilège seigneurial permettant d’obtenir sans payer. C’est ce qui fait sa faiblesse, mais aussi sa force : les droits des créanciers de l’Etat grec sont certainement décotés, mais ce sont de vrais droits. En est-il de même des droits des créanciers du Trésor américain ?
L’épargne est le fondement de la stabilité monétaire. L’épargne des ménages constitue l’autre clé de la stabilité monétaire. Si la zone euro a été moins touchée que d’autres par la crise financière, elle le doit moins à la clairvoyance de ses élites qu’au niveau d’éducation de ses ressortissants. L’ancien économiste en chef du Fonds monétaire international, Raghuram Rajan, l’a bien noté : l’origine lointaine de la crise réside dans l’échec du système d’enseignement aux Etats-Unis. Au lieu d’encourager les gens à constituer des réserves propres, les autorités américaines ont incité des ménages impécunieux à devenir propriétaires de leur logement.
La situation de l’Europe est bien différente. D’après l’OCDE, le taux d’épargne brut des ménages de la zone euro représente près de 16 % de leur revenu disponible, contre à peine 4 % aux Etats-Unis. L’essor du crédit à la consommation ou des emprunts hypothécaires est un phénomène récent et très localisé, qui concerne essentiellement certains pays d’Europe du Sud. De façon générale, les mécanismes de “financiarisation” des actifs illiquides et notamment immobiliers, que certains appelaient encore de leurs vœux il y a quelques années, n’ont jamais pris racine sur le continent.
En Europe, come le remarquait Bastiat, la réalisation du loisir, le perfectionnement des arts, le développement intellectuel et moral ont toujours été associés avec l’accumulation patiente des capitaux. Faiblement endettés, les ressortissants de la zone euro disposent de ressources propres leur permettant d’absorber une grande partie du choc macro-économique. C’est pourquoi le processus de contraction sera moins long et moins douloureux en zone euro qu’ailleurs.
Dans ces conditions, il convient de relativiser la crise de la dette souveraine. Les difficultés financières auxquelles font face certains pays membres depuis la fin de l’année 2009, sont liées à la mauvaise gouvernance de leur secteur financier (comme en Irlande), aux politiques d’incitation à l’endettement privé et de déréglementation du crédit (comme au Portugal ou en Espagne) et à une mauvaise gestion de l’Etat (comme en Grèce). En revanche, les traditions d’enrichissement par le travail et par l’épargne sont fortement ancrées dans les sociétés civiles.
Ainsi, contrairement à ce qu’écrivent à longueur de journée les éditorialistes du Financial Times, l’euro n’est donc pas un “schéma de Ponzi”. La crise globale ouverte en 2007 doit plutôt être mise à profit pour renforcer les fondements de l’euro que sont la confiance, qui nous oblige à vivre et à nous mouvoir dans un espace commun et l’éducation, qui nous a appris à ne pas dispenser précocement les fruits de la croissance future. Dans cette perspective, plusieurs chantiers s’ouvrent à nous, qu’une coopération étroite entre la France et à l’Allemagne permettrait de faire aboutir.
L’EUROPE DOIT IMPOSER SON PROPRE MODÈLE DE RÉGULATION FINANCIÈRE
Encourageons la constitution de réserves à long terme. Plutôt que de soutenir artificiellement la consommation en satisfaisant des clientèles diverses, il faut au contraire encourager l’orientation de l’épargne vers des emplois à long terme. Seuls ceux qui disposent de ressources longues, du fait de la taille de leurs fonds propres ou du caractère non exigible de leurs passifs peuvent supporter le péril du long terme, sans risque d’aléa moral. Les enjeux du long terme, liés en particulier à l’allongement de la vie humaine (retraite, dépendance) et au préfinancement des risques industriels lourds (comme le démantèlement des centrales nucléaires obsolètes) doivent être portés par ceux qui sont à même de les soutenir.
A cet égard, les nouvelles normes de solvabilité applicables au secteur de l’assurance (dites “solvabilité II”) constituent, à nos yeux, une erreur historique. Fondées sur une approche purement statistique des risques financiers à court terme, elles handicapent gravement la capacité des assureurs à porter les risques de long terme. L’économiste Christian Gollier, qui a contribué directement à la révision des taux d’actualisation pour les investissements publics en France et à l’étranger, en faisait récemment la remarque: il est surprenant que l’on adopte une réforme qui favorise de façon si criante le court terme, alors que les enjeux de long terme, liés notamment à l’allongement de la vie humaine, pèsent aussi fortement sur notre destin collectif et la dette des Etats.
Dans cet esprit, on ne peut qu’appeler à une prise de conscience des autorités européennes. Parmi les acteurs du système financier, les assureurs ont pour vocation naturelle de permettre la mutualisation et le transfert des risques dans le temps. A la différence des banques, ils jouent un rôle clé de gestion des risques à long terme. Plutôt que de favoriser le transfert des aléas financiers vers les particuliers, il faut au contraire encourager les mécanismes de solidarité collective, qui permettraient d’orienter l’épargne vers le financement des infrastructures ou de besoins à long terme, aujourd’hui supportés par la dette publique.
Réduisons la taille des banques. Les régulateurs européens doivent effectuer une véritable révolution copernicienne. La raison d’être de la régulation financière est de protéger la petite épargne et de lutter contre les fraudes, non d’éviter la faillite des établissements, avec les risques d’aléa moral et de mauvaise utilisation de l’argent public que cela comprend. C’est en amont qu’il faut prévenir le risque de contagion à l’ensemble de l’économie, en évitant que les établissements prennent des risques trop corrélés ou adoptent des structures de bilan déséquilibrées.
A cet égard, la taille des établissements financiers et leur niveau d’imbrication avec la sphère publique sont devenus un problème. L’accès aux fonds des Etats permet aux établissements financiers de contracter avec des intermédiaires qui les exposent de manière opaque à la banqueroute. En outre, le poids des institutions financières permet à un nombre limité d’acteurs de peser sur l’orientation des normes.
Les exigences de stabilité financière rejoignent ici l’intérêt public. La réduction de la taille des établissements doit s’accompagner d’une clarification du rôle des organismes de tutelle, qui ne peuvent à la fois exercer une mission de surveillance et de promotion des places financières. En la matière, beaucoup de chemin reste à faire, compte tenu de l’orientation donnée à la réglementation depuis plusieurs années. Toutefois, l’Allemagne et la France disposent en Europe de l’influence et du poids suffisant pour orienter la réglementation dans un sens plus conforme à l’intérêt des épargnants. C’est simplement une question de volonté politique.
Assurons une stricte séparation des activités financières Dans cet ordre d’idées, les autorités pourraient également imposer un véritable “Glass Steagle Act” à l’européenne (du nom de la loi qui imposait une stricte séparation entre les activités de banque d’affaires et de banque de dépôt aux Etats-Unis), pour garantir l’alignement des intérêts entre les banques et leurs clients.
Comment une même maison peut-elle à la fois collecter les dépôts, faire du conseil aux entreprises, émettre des titres, gérer en toute indépendance l’épargne qui lui est confiée ? Au-delà des conflits d’intérêt qu’elle suscite, la pratique consistant pour les banques à orienter les flux financiers en fonction de leurs contraintes de bilan entraîne une mauvaise allocation de l’épargne à long terme. Le bon sens, autant que la théorie économique, suggère de séparer les métiers, la banque et l’assurance, la banque de dépôt et la banque d’affaires, la gestion pour compte de tiers et pour compte propre.
Là encore, beaucoup de choses restent à faire. La culture administrative privilégie l’émergence de grands établissements, qui présentent toutes les garanties apparentes en termes de contrôle des risques et offrent des solutions attractives aux problèmes de carrière des hauts fonctionnaires. Sous l’impulsion de Paul Volcker, ancien Président du bureau de la Réserve fédérale américaine, les Etats-Unis ont commencé à instaurer des règles visant à prémunir les conflits d’intérêts. La France et l’Allemagne pourraient aller beaucoup plus loin en imposant une véritable séparation des activités financières.
Adoptons des normes contra-cycliques. La crise financière a fait apparaître les effets négatifs de la pro-cyclicité des normes prudentielles. Pendant les périodes de stress, la dégradation instantanée des indicateurs incite à vendre les actifs à l’encan et conduit à adopter des comportements de thésaurisation des liquidités, au moment même où la baisse des taux d’intérêt permettrait d’augmenter la prise de risque.
Malheureusement, en cette matière, toutes les leçons de la crise n’ont pas été tirées : les agences de notation ont été confortées, des paramètres de risque à court terme, étendus à l’ensemble du secteur financier. Il faut à l’évidence proposer de nouveaux outils de mesure de l’équilibre financier, allant dans le sens d’une démarche contra-cyclique. Une réflexion sur les implications macro-économiques de la comptabilisation en valeur de marché d’actifs visant à couvrir des engagements de long terme s’impose. De même, les démarches du Comité de Bâle visant à constituer un capital “tampon” anti-cyclique pour les banques durant les périodes d’expansion, doivent être encouragées.
CONCLUSION
La crise financière globale que nous traversons depuis 2007 constitue une opportunité historique. A la différence des Etats-Unis, l’Europe s’est engagée dans la voie de la stabilité monétaire. Elle a fait le pari que la dynamique de socialisation l’emportait sur les tendances centrifuges qui ont mené au paupérisme et à la dépendance. C’est un choix exigeant, mais raisonnable. Mais les efforts demandés risquent de rester lettre morte s’ils ne sont pas accompagnés d’une véritable révolution dans l’organisation et le contrôle des activités financières. Que m’importent les codes de bonne conduite, les procédures de contrôle de risque, si les puissants échappent à la possibilité de faillir ? Si l’on veut que la véracité de la monnaie soit durablement établie, il faut rétablir la solvabilité de l’économie et du système financier sur des bases saines.
Fuente: Bitácora Almendrón. Tribuna Libre © Miguel Moliné Escalona
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