Par Alain Dieckhoff, pour l’IRSEM (LE MONDE, 01/04/11):
Israël a fréquemment été présenté comme l’archétype de la nation en armes où toute la société est mobilisée dans l’institution militaire et préparée à la guerre. Ce choix a été clairement affirmé par la loi sur le service militaire de 1949 qui a introduit le principe d’une armée de masse constituée de trois “étages”: un groupe restreint de soldats de carrière, des conscrits (hommes et femmes appelés sous les drapeaux à 18 ans respectivement pour 36 et 21 mois) et des réservistes (pendant longtemps, les hommes devaient effectuer un mois de période de réserve jusqu’à 54 ans, aujourd’hui ils le font généralement jusqu’à 43-45 ans). S’ajoutent à cela certains dispositifs complémentaires.
Ainsi, les adolescents, garçons et filles, âgés de 14 à 18 ans, sont invités, sur une base volontaire, à rejoindre les rangs du Gadna (Bataillons de la jeunesse). Dans cette organisation qui tient un peu du scoutisme, les jeunes bénéficient d’une préparation militaire (entraînement physique, connaissance du terrain, maniement d’armes légères…). Ils sont également sensibilisés aux problèmes de sécurité du pays, ce qui facilite considérablement leur incorporation future. Par ailleurs, la défense passive, chargée de protéger la population civile durant les guerres, regroupe les hommes de plus de 45 ans, ainsi que les jeunes gens n’ayant pas été jugés physiquement aptes à être intégrés à l’armée régulière. Enfin, une institution tout à fait originale mérite d’être signalée : la défense territoriale (Haganah Merhavit) qui dote les implantations isolées – surtout le long des frontières – de moyens humains et matériels pour se défendre elles-mêmes en cas d’attaque. Ce dispositif est fondé sur le principe de l’auto-défense qui a accompagné toute l’histoire du sionisme, les kibboutz ayant été conçus dans les années 1920 comme de véritables forteresses insérées dans les zones arabes de Palestine.
Les implantations intégrées au sein de la défense territoriale sont fortifiées, équipées d’artillerie légère, de mines…, tous les résidents ayant vocation à participer à la protection de leur lieu d’habitation. Les hommes mobilisables ne rejoignent donc pas des unités régulières mais assurent la sécurité sur place. La défense territoriale a été étendue en 1978 à toutes les colonies juives de Cisjordanie et de Gaza (jusqu’au retrait unilatéral de l’été 2005), ce qui leur a donné une certaine autonomie en matière militaire que certains exaltés d’extrême-droite ont mis à profit pour organiser des “raids punitifs” contre des Palestiniens. Ajoutons, pour terminer, que le système de la conscription et des réserves implique fortement les proches. Les parents sont régulièrement invités à rendre visite à leurs enfants dans les bases militaires, tandis que la période de réserve annuelle du chef de famille pèse autant sur l’épouse qui doit alors prendre seule en charge la maisonnée.
Directement ou indirectement, toute la nation est donc en principe impliquée dans l’effort de défense.
Comment interpréter cette proximité entre armée et nation ? L’approche longtemps dominante, de nature fonctionnelle, insiste sur la relation équilibrée entre les sphères militaire et civile. Sans doute, l’acuité des questions liées à la sécurité nationale donne-telle à l’armée une place éminente qu’elle n’a dans aucun autre pays occidental. Les militaires contribuent à la formulation de la politique étrangère puisqu’ils sont systématiquement consultés pour toutes les décisions ayant trait aux relations d’Israël avec ses voisins immédiats.
Ils participent souvent ès qualité aux négociations diplomatiques. Ainsi les plus hauts échelons de l’armée ont-ils été associés aux différents accords conclus avec l’OLP depuis 1994. L’armée est également fortement impliquée dans le domaine économique puisqu’elle supervise la mise en oeuvre des projets de l’industrie d’armement. Enfin, le parachutage des officiers israéliens en politique est une pratique généralisée : à l’exception des partis religieux et arabes, toutes les autres formations politiques représentatives du consensus sioniste ont des généraux et colonels (à la retraite) bien en vue. Pourtant, dans cette perspective fonctionnaliste, cette pénétration des militaires dans la sphère civile ne se serait pas accompagnée d’une militarisation de la société parce que cette dernière exerce des effets en retour sur l’institution militaire. Ainsi, l’arrivée régulière de réservistes contribuerait-elle à insuffler un esprit démocratique au sein de l’armée. Les fonctions civiles remplies par Tsahal (enseignement de l’hébreu aux nouveaux immigrants, réhabilitation des jeunes issus de milieux défavorisés…) permettraient en outre de maintenir constamment l’armée à l’écoute de la société. La perméabilité partielle des frontières entre le civil et le militaire a donc facilité le développement d’interactions mutuellement bénéfiques. Israël serait une Athènes moderne où l’éthos civique, constamment réactivé, entrave l’absolutisation du militaire.
Cette perception laudative de la nation en armes où l’armée est présentée comme en osmose avec la société a occupé initialement tout le champ des recherches sur les rapports entre les Israéliens et Tsahal. Elle a été remise en cause à compter des années 1980 par une série d’approches critiques qui ont replacé au centre du débat la question de la violence organisée et de son rôle structurant pour la société. L’analyse en termes institutionnels avait, il est vrai, eu tendance à privilégier la fonction d’intégration nationale de l’armée sur laquelle Ben Gourion avait d’emblée mis l’accent en affirmant que “Tsahal devait éduquer une génération pionnière, saine de corps et d’esprit, brave et loyale, qui guérira ” les divisions tribales et celles de la diaspora”. Ce rôle de creuset joué par l’armée, en particulier pour les nouveaux immigrants au cours des premières décennies, n’a assurément pas été négligeable, mais à trop insister sur ce point, on a souvent perdu de vue que l’armée israélienne servait avant tout à faire la guerre et qu’elle la fit à de multiples reprises.
Partant de l’omniprésence de l’expérience de la guerre, les perspectives novatrices ont battu en brèche l’idée qu’il existait un équilibre harmonieux entre les sphères civile et militaire. Elles ont, au contraire, insisté sur la centralité de la guerre dans l’organisation institutionnelle et culturelle de la société. Du fait de la menace permanente pesant sur la survie de l’état durant les premières décennies, l’ensemble de la société a été orienté vers la préparation à la guerre. Le système de réserves permet ainsi l’enrôlement rapide d’une majorité écrasante de la population juive de sexe masculin. Toutes les institutions publiques (ministères, mairies, compagnies de transport…) sont immédiatement mises à contribution en cas de mobilisation générale.
Quant à l’arrière, sa tâche est d’assurer le fonctionnement sans trop d’à-coups du système social en situation de crise. Toutefois, la société doit demeurer en état d’alerte constant car tant qu’un seul état de la région (de la Libye au Pakistan) refuse de reconnaître le droit d’Israël à l’existence, la situation conflictuelle persiste. Cette routinisation du conflit8 est entretenue par une conception extensive de la sécurité qui ne se limite pas à la défense du pays contre les ennemis extérieurs. Les propos de Ben Gourion sont particulièrement révélateurs: “La sécurité tient chez nous une place plus importante que dans les autres pays… elle suppose le peuplement des régions inoccupées, la dissémination de la population, la création d’industries dans tout le pays, le développement de l’agriculture…la sécurité implique la conquête de l’espace maritime et aérien et la transformation d’Israël en grande puissance maritime… elle passe par l’indépendance économique et le développement de la recherche et des compétences scientifiques”.
Si tant de domaines relèvent de la sécurité nationale, les menaces sont inévitablement perçues comme quasiment permanentes. Pareille situation est propice au développement d’un “militarisme civil”, partagé par les élites et la majorité du peuple, qui les amène à examiner prioritairement les questions diplomatiques, politiques, économiques à travers le prisme sécuritaire. Avec la tentation de tenir tout risque, même relativement mineur, pour un danger mortel pour l’existence de l’état et d’y répondre par la violence armée. La nation en armes n’est donc aucunement fondée, dans cette perspective développée par des sociologues critiques (Baruch Kimmerling, Uri Ben-Eliezer), sur une symbiose militaire/civil mais bien sur la “militarisation de la société”, c’est-à-dire la diffusion généralisée d’un mode de pensée sécuritaire où la guerre est tenue pour une réponse normale et légitime à des problèmes politiques.
Cette approche novatrice a un mérite insigne : elle souligne combien la participation à l’effort de guerre est l’élément déterminant de l’israélisation des Juifs. De façon symptomatique, nombre de conscrits considèrent que “l’armée est une expérience israélienne qui constitue une partie intégrante de notre culture”: le vrai indice de l’israélité, c’est l’appartenance à la communauté militaire. Le service militaire constitue un véritable rite de passage qui investit symboliquement ceux qui l’effectuent, d’une identité israélienne plénière et la dénie à ceux qui ne l’accomplissent pas.
Toutefois, cette israélité doit être constamment réitérée par la participation aux périodes de réserves.
S’y dérober revient à entrer dans un processus de mise à distance par rapport à l’état d’Israël. De plus, seul l’enrôlement régulier dans l’armée est censé légitimer pleinement l’opposition politique. C’est uniquement si l’on est loyal à l’institution militaire qu’il est permis d’exprimer son désaccord sur les questions touchant à la sécurité de l’Etat. Si l’on excepte les conscrits rejetés pour raisons médicales ou pour niveau éducatif trop faible, deux grandes catégories de la population israélienne sont ainsi écartées d’emblée de ” l’israélité normative ” : les Arabes et les Juifs ultra-orthodoxes. Les premiers (20 % de la population) ont été exclus d’office de l’obligation de service militaire – seules exceptions, les groupes minoritaires, druze et circassien – au motif que leur loyauté envers l’état était incertaine. A l’évidence, l’argument a du vrai mais il doit être replacé dans la définition même de l’état d’Israël comme état juif, c’est-àdire rattaché structurellement au groupe majoritaire.
L’exclusion des Arabes du service militaire s’inscrit ainsi dans un système plus large de différenciation (en matière de droits sociaux, de distribution d’aides publiques, de pratiques d’aménagement du territoire…) où la judéité de l’état établit de fait une distinction entre la communauté politique légale (regroupant tous les citoyens) et la communauté politique nationale (restreinte aux seuls Juifs). La situation des ultraorthodoxes (haredim) est différente. Un compromis accepté par Ben Gourion en 1948 avait accordé de généreux sursis – se transformant par la suite en exemptions – aux élèves des académies religieuses. De quelques centaines à l’origine, ces cas n’ont fait qu’augmenter au fil des années, passant de 8 250 en 1977 à 35 000 en 1999, pour se monter actuellement à 50 000. Environ 11 % de la population juive (masculine) échappe ainsi aux obligations militaires pour des raisons religieuses.
Bien que personne ne conteste l’appartenance pleine et entière des “hommes en noir” au peuple juif, la plupart des Israéliens laïques ne les considèrent pas vraiment comme subjectivement israéliens. En un sens, Arabes et haredim ont une israélité formelle mais pas réelle, et leur non-inclusion dans l’armée comme leur non-participation aux opérations militaires les placent hors de l’espace de légitimité politico-idéologique.
Ajoutons que le service militaire ne joue qu’un rôle secondaire dans l’israélisation des femmes juives. Certes, elles sont astreintes à des obligations militaires (21 mois) mais des exemptions relativement libérales permettent à un bon tiers d’y échapper en évoquant essentiellement des raisons religieuses. De plus, elles n’effectuent quasiment pas de périodes de réserves et ne sont pratiquement pas affectées à des tâches de combat (seules 2 % des recrues le sont), mais occupent surtout des fonctions administratives, médicales, sociales ou éducatives.
C’est la communauté des soldats, constituée sur une base ethnique et de “genre” (hommes juifs), qui incarne la nation en armes que les cinq guerres – si l’on inclut la guerre d’usure le long du canal de Suez – dans lesquelles Israël fut engagé entre 1947 et 1973 ont contribué à consolider. Vécues, à tort ou à raison, comme des confrontations militaires imposées à l’état hébreu pour assurer sa survie, leur bien-fondé ne fut à aucun moment discuté. Une première faille apparut pourtant en 1973 lors de la guerre de Kippour, lorsque égyptiens et Syriens surprirent un Israël convaincu que les Arabes ne disposaient d’aucune option militaire. Conflit difficile et meurtrier, cette guerre voit naître la première contestation publique des responsables militaires, au premier chef du général Dayan, alors ministre de la défense, accusés de graves négligences. Une commission d’enquête sanctionnera durement les chefs de l’armée et poussera Golda Meir à quitter le pouvoir. 1973 marque un tournant car, pour la première fois, Tsahal apparaît comme faillible.
Pour télécharger la note, rendez-vous sur le site de l’IRSEM
Fuente: Bitácora Almendrón. Tribuna Libre © Miguel Moliné Escalona
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