Par Julien Roumette, maître de conférences, Université de Toulouse Le Mirail (LE MONDE, 08/04/11):
Dans les commentaires sur la guerre en Libye, on entend sonner comme un reproche le fait que les révolutionnaires ne savent pas se battre, qu’ils sont désorganisés, manquent d’unité dans l’action militaire, ne sont pas commandés. Face aux troupes régulières de l’armée libyenne, ils ne font pas le poids, ils manquent vraiment de tenue et de sérieux. Allons bon ! Voilà qu’il faudrait que le peuple qui se soulève marche au pas, le petit doigt sur la couture de l’uniforme !
Les citadins de Benghazi, ingénieurs, médecins, ouvriers, les paysans de Zentan, avec leurs fusils datant d’il y a un siècle, à peine bons pour la chasse, ont un grave défaut : ils sont mus par leur enthousiasme, non par la discipline militaire. Ils n’avaient pour la plupart jamais touché une arme de leur vie. Ils sont forcés d’apprendre. Ils le font. Ils se battent. Ils se font tuer très courageusement, sous le regard désapprobateur des vieux officiers passés à la révolution qui n’y peuvent rien sinon saluer leur héroïsme. Ils ont mis leur vie dans la balance, et ils la donnent avec entrain.
Cet enthousiasme que de vieilles badernes – ou ceux qui sont sensibles au charme des vieilles badernes – trouvent le moyen de critiquer est pourtant la marque de la noblesse de ces combattants. Il est la force du mouvement qui est en train d’ébranler la Libye et le monde arabe. Sa force spirituelle peut faire sa faiblesse militaire, dans les combats tactiques. Elle n’en est pas moins la force la plus puissante qui puisse mobiliser les hommes. Qu’on se souvienne de Valmy: les citoyens de Paris armés n’avaient aucune chance face à l’armée coalisée. Ce n’était qu’une bande de civils, à peine armés, sans formation militaire ou si peu : leur enthousiasme à se battre a débandé les rangs de l’armée professionnelle en face d’eux. Georges Orwell, dans Hommage à la Catalogne, fait d’inoubliables portraits de “miliciens” qui disent cette même résignation décidée à la guerre, dans la Barcelone de 1936, lors de la levée en masse contre les militaires très professionnels de Franco.
Non, les révolutionnaires libyens ne sont pas des militaires. Et c’est tant mieux ! Les Résistants aux nazis et à Vichy, en France, ne l’étaient pas non plus pour la plupart. Les combats finis, beaucoup sont retournés à leurs métiers et à leurs vies. Un grand nombre étaient issus d’une gauche plutôt pacifiste, hostile à des guerres largement vues comme capitalistes et menées au nom d’intérêts nationalistes. Mais ils n’ont pas manqué de courage au moment décisif. La répugnance à la violence ne peut pas signifier l’hostilité à tout combat. Parce que d’autres ont le goût de la violence, de la guerre et du pouvoir.
“Cet effort prodigieux de bêtise dont il faut être capable pour croire sérieusement à la guerre”, écrivait Romain Gary dans La Promesse de l’aube (Gallimard, 1960), lui qui s’était battu dès le premier jour. En Libye aujourd’hui, il y a ceux qui non seulement croient, mais aiment la guerre : la guerre est leur milieu. Kadhafi est l’incarnation de cette mentalité seigneuriale : homme de guerre, il n’a cessé de la faire d’une manière ou d’une autre, toujours prêt au combat, se délectant de sentir jouer les rouages bien huilés de la violence. Il le porte sur son visage et dans sa voix. Lui et ses semblables régissent les temps de paix comme s’ils étaient en guerre, par la terreur, ils exigent l’obéissance aveugle, sont maîtres en psychologie de l’achat des âmes et du cynisme. Pour eux la vie est une forme de la guerre.
Ceux qu’ils ont si longtemps soumis ont fini par les prendre au mot et par se révolter. Mais leur amour ne va pas à la guerre, il va à la vie. C’est au nom de la vie qu’ils se battent. L’homme qui a fait basculer les combats à Benghazi n’était pas un professionnel du combat. C’était un père de famille qui a décidé que ça suffisait comme cela et il a fait sauter la porte principale de la caserne, au prix de sa vie, ouvrant la brèche décisive qui a emporté la bataille et ouvert grandes les portes de la Libération. Quelle décision déchirante cela a-t-il du être ! Ce genre de générosité rend muet. Il savait qu’il n’en sortirait pas, il ne l’a fait ni pour une solde ni pour une médaille. Il le fallait, voilà tout.
“Ah ! que la victoire demeure avec ceux qui auront fait la guerre sans l’aimer!”, s’écriait Malraux en 1941, au moment le plus noir de la seconde guerre mondiale, dans Les Noyers de l’Altenburg. C’est de ce bel espoir qu’est faite notre admiration et notre sympathie pour les peuples arabes en révolution aujourd’hui, et pour le peuple libyen en particulier, le plus durement éprouvé pour l’heure.
Deux visages de l’humanité s’opposent. Dans certains de ceux des insurgés de Zentan passent les clartés généreuses des républicains et des anarchistes de la guerre d’Espagne, opposant leurs sourires radieux et plein de vie à la poussière des colonnes de blindés marchant contre eux dans la plaine.
Fuente: Bitácora Almendrón. Tribuna Libre © Miguel Moliné Escalona
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