Par Patrick Cazin, chargé d’étude à l’Irsem (LE MONDE, 08/04/11):
Le peuple égyptien s’est soulevé après de longues années de pouvoir autoritaire. L’armée égyptienne s’est rangée du côté du peuple et a su utiliser le lien avec Hosni Moubarak pour éviter un scénario révolutionnaire de libération nationale dans une logique d’affrontements : pas de guerre civile sanglante, pas de partition du pays et une tentation obscurantiste tenue à distance. Après un premier élan populaire, l’Egypte entre dans une période d’instabilité, principalement marquée par l’incertitude.
Il est trop tôt pour dire si le processus de transition démocratique ira à son terme, cependant cet appel à la liberté est probablement irréversible. Deux défis majeurs au moins devront désormais être relevés : réorganiser l’Etat, redonner à l’Egypte sa place de nation “phare” dans le monde arabe. Le processus politique est ambitieux : une constitution amendée, des élections présidentielles et législatives libres et les délais sont courts. La tradition étatique de l’Egypte constitue un atout solide ainsi que la place de l’armée dans la société. Mais subsistent encore dans les cercles proches de l’ancien pouvoir des freins à une libéralisation accélérée : hommes d’affaires et militaires influents, caciques du PND restent dans une logique d’intérêts personnels que seules des mesures énergiques pourront limiter. Elles seront nécessaires pour remettre l’économie en marche en s’appuyant sur un nouveau pacte social, sans “casser” l’appareil politique de prise de décision. Il faudra trouver un équilibre entre les aspirations populaires légitimes et les réalités économiques. Le chemin existe mais il est étroit. A terme, le nouveau régime ne pourra pas non plus faire l’économie d’une redéfinition des relations entre pouvoir politique et cadre religieux. Le rôle et l’influence des Frères musulmans aussi bien aux plans politiques que religieux restent encore une grande inconnue.
Mais c’est aussi la politique étrangère que le nouveau gouvernement devra repenser. L’Egypte, Etat clé du monde arabe par son histoire politique et religieuse, sa position géographique et son influence culturelle, entame un processus de modernisation. Sans doute voudra-t-elle redéfinir les relations politiques et économiques avec ses partenaires traditionnels, sans ignorer le poids de ses contraintes démographiques et économiques structurelles et réinvestir pleinement le paysage stratégique moyen-oriental pour y tenir son rang. Quelles en seraient les conséquences pour les acteurs régionaux ? Un grand Etat moderne et légitime (car il n’y aurait plus de découplage entre le pouvoir en place et la “rue égyptienne”) pourrait permettre de fédérer les attentes des peuples arabes, une grande nation arabe serait capable de réinvestir de façon équilibrée l’espace politique, diplomatique et religieux. Elle se pose en rupture avec ceux dont l’intérêt est de maintenir un Moyen-Orient divisé et affaibli pour y préserver leur influence.
D’abord l’Iran, évidemment. Les désaccords historiques entre l’Iran et l’Egypte sont lourds. Ils couvrent tous les domaines. Le retour de l’influence égyptienne constituerait pour l’Iran une mauvaise nouvelle, alors que le régime y est contesté de l’intérieur. On pense naturellement en premier lieu à la question religieuse : un Islam sunnite modéré pourrait contrer la poussée du radicalisme chiite iranien. Mais au-delà, les Egyptiens ont intérêt à un Moyen-Orient stable, alors que l’Iran cherche à étendre son influence par la déstabilisation. Il entretient les divisions (au Liban notamment) et soutient les mouvements armés. S’ils sont notoirement dirigés contre Israël, ils remettent en cause implicitement la capacité des Etats arabes à régler le problème palestinien ou plus généralement la question de la place d’Israël dans la région. A cette logique de confrontation entretenue par l’Iran, l’Egypte peut substituer une logique de négociation, si elle sait fédérer la cause arabe autour d’une solution pacifique du conflit. Plus généralement, le retour de l’Egypte permettrait d’envisager le règlement des questions du Moyen-Orient sous l’angle de “l’arabité” et non plus sous celui d’une puissance extérieure radicale, animée par des considérations idéologiques.
Ensuite l’Arabie saoudite. Un nouvel acteur vient lui contester des parts de marché, car il chasse d’abord sur les terres de l’Islam sunnite. Si l’Egypte sait résoudre la question religieuse, elle pourrait constituer une alternative crédible à l’Islam wahhabite pour les pays arabes qui ont changé ou vont changer de régime. A la décolonisation, les nouveaux Etats arabes avaient en effet le choix entre plusieurs structures politiques : la séparation avec les anciennes puissances coloniales les a éloignés d’un système libéral, le nationalisme arabe n’a vécu (hors Syrie et Irak) que jusqu’à la chute de Nasser, restait le modèle saoudien. Au nom de l’Islam et en utilisant ses immenses richesses, l’Arabie Saoudite a favorisé son modèle politique: un régime autoritaire et héréditaire. C’est cet édifice que fissurent la révolution égyptienne et sa devancière tunisienne.
Puis la Syrie. Elle incarne avec l’Arabie Saoudite des systèmes politiques qui ont vécu. Fondés sur le dirigisme et des relèves de pouvoir familiales, ils sont manifestement à contre sens de l’histoire. Dure réalité pour Bachar Al-Assad que de partager avec l’ennemi saoudien cette singularité. Une fois encore, la Syrie se trouve à la croisée des chemins, difficile pour elle de suivre sa ligne politique traditionnelle: ne pas choisir d’options stratégiques. Fera-t-elle le choix du statu quo pour maintenir le régime ou se rapprochera-t-elle de l’Egypte ?
Enfin la Turquie. Son modèle de société représente une alternative pour les nouveaux pouvoirs arabes. Il est sans doute source d’inspiration, pas de duplication. L’Egypte cherchera-t-elle à l’importer ou voudra-t-elle s’y opposer ? Du choix arrêté dépendront aussi les relations entre les deux Etats régionaux et l’influence turque dans le monde arabe.
Si la révolution égyptienne est sans doute un tremblement de terre dans le monde arabe, elle ne devrait pas affecter la sécurité d’Israël et pourrait constituer une chance à saisir pour de nouvelles configurations au Moyen-Orient. Immédiatement, et malgré un réflexe sécuritaire israélien, guidé probablement par des logiques de politique intérieure plus que par une crainte avérée, l’Egypte a confirmé ses engagement internationaux : pas de remise en cause de l’accord de paix avec Israël. La donne change, les rapports de force se rééquilibrent : l’Egypte sera plus crédible dans les négociations car elle aura révisé sa relation avec les Etats-Unis, qu’elle pourra revendiquer la légitimité populaire et faire valoir une influence confortée dans le monde arabe. Alors quels changements attendre ? Peut-être une avancée dans le processus de réconciliation intra palestinien, l’Egypte étant auparavant considérée par le Hamas comme un médiateur trop engagé. L’Egypte nouvelle pourrait constituer un point d’appui solide pour des négociations israélo-arabes rénovées.
La refonte de l’Union pour la Méditerranée est jugée impérative. Sous cette forme ou sous une autre, l’intégration régionale méditerranéenne doit être relancée. Elle nécessite d’abord un règlement du conflit israélo-palestinien, dont la centralité n’est pas démentie et qui continue d’empoisonner les relations entre pays européens et pays arabes. L’Europe peut s’appuyer sur cette nouvelle Egypte pour y procéder.
Fuente: Bitácora Almendrón. Tribuna Libre © Miguel Moliné Escalona
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