Par Alice Ekman, consultante spécialiste de la Chine, doctorante au Ceri (LE MONDE, 29/03/11):
En Chine, le pourcentage de croyants sur l’ensemble de la population est l’un des plus bas au monde. La grande majorité des Chinois se déclarent “sans religion” et ne croient pas en Dieu. Cependant, on assiste actuellement à un renouveau du sentiment religieux au sein de la société. Il est difficile d’évaluer son ampleur. Les recensements officiels ne posent plus, depuis près de trente ans, de question sur la religion et le dernier recensement décennal, qui a eu lieu fin 2010, ne fait pas exception. Mais les quelques chiffres disponibles convergent tous vers la même conclusion : la population croyante connaît un fort développement ces dix dernières années, principalement la population chrétienne protestante mais également celle d’autres religions occidentales (catholicisme) et chinoises traditionnelles (taoïsme, bouddhisme).
D’après une étude nationale réalisée en 2007 par des professeurs de l’East China Normal University de Shanghai auprès d’un échantillon représentatif de 4 500 personnes, zones rurales et urbaines confondues, près de 30 % des personnes interrogées, âgées de plus de 16 ans se considéreraient comme croyantes. Projeté au niveau national, ce résultat mène d’après l’étude à l’estimation suivante : 300 millions de Chinois pourraient être croyants (bouddhistes et taoïstes en majorité), soit trois fois plus que le chiffre officiel. La même étude souligne une augmentation importante du nombre de protestants (12 % des croyants – soit une estimation de 40 millions à échelle nationale, contre 16 millions en 2005 selon les données officielles) qui représenteraient, avec les catholiques, entre 4 et 5 % de la population chinoise.
De tels chiffres doivent être interprétés avec précaution, mais ils confirment un engouement désormais visible. Il est devenu courant, en Chine, de rencontrer de nouveaux croyants, de récents convertis, de tomber sur un programme de télévision ou une rubrique de magazine dédiée aux religions, ou sur un rayon spécialisé dans les librairies de Pékin.
Le contexte d’ouverture explique en partie cette évolution. Depuis 1978, la religion se redéveloppe en Chine sous le contrôle de l’État, qui reconnaît cinq religions “officielles”: le bouddhisme, le catholicisme, l’islam, le protestantisme et le taoïsme. Même s’ils ne sont autorisés à appartenir qu’à l’une de ces Églises et à ne fréquenter que les lieux de culte approuvés par le gouvernement, les croyants peuvent désormais pratiquer leur religion ouvertement. Puisqu’il est possible d’être croyant en Chine, il est logique qu’une partie de la population souhaite profiter de cette nouvelle liberté, même encadrée. Ce phénomène n’est pas, en soi, propre à la Chine : en Russie, le nombre de fidèles orthodoxes avait fortement augmenté dès la fin des années 1980, notamment à partir de 1990, suite à la première loi sur la liberté de conscience.
Au-delà du contexte politique et de l’attitude de Pékin envers les religions, déjà largement commenté par les médias occidentaux, il est intéressant d’analyser les raisons profondes du renouveau du fait religieux au sein de la société chinoise. Il convient pour cela de se demander quelle est la partie de la population la plus concernée par le phénomène et quand exactement, suite à quels événements, elle devient croyante.
Encore une fois, les données sont rares et doivent être traitées avec précaution, mais l’on peut avancer – en croisant les résultats par catégorie d’âge de l’enquête de l’East China Normal University, les chiffres officiels et les études de terrain, notamment auprès de la population fréquentant les lieux de culte – que ce sont en particulier les jeunes urbains issus des classes moyennes émergentes (étudiants et actifs), qui sont les plus concernés.
Il est fréquent que des étudiants et des jeunes diplômés chinois se rapprochent d’une religion à l’occasion d’échéances importantes : examens, orientation professionnelle, entrée dans le monde du travail – étapes très compétitives en Chine. Chez les jeunes actifs, le “tournant” est moins évident à cerner, mais le profil est souvent le même : cadre dynamique de moins de 40 ans investi dans son travail, promis à un avenir brillant, ne comptant pas ses heures au bureau, mais dont la progression de carrière, le salaire ou la vie personnelle ne correspondent pas à ses attentes.
Pour ces nouveaux croyants, la peur de l’échec et la “pression très forte” (“yali hen lihai”, phrase entendue quotidiennement en Chine) sont les dénominateurs communs. À la pression des examens et de la vie professionnelle s’ajoute la pression du regard des autres et surtout des parents, qui rappellent à leurs enfants qu’ils se sont sacrifiés pour leur permettre de faire des études et que l’échec n’est donc pas envisageable, ou qu’il serait grand temps de se marier. Pour certains, cette pression cumulée devient insoutenable, et la religion est alors un moyen de “prendre de la hauteur” sur le quotidien oppressant, voire d’y survivre, au même titre que la psychanalyse, qui est aussi, à ce jour, en fort développement dans les grandes villes de Chine.
Certes, les zones rurales sont aussi concernées par le renouveau du sentiment religieux, mais le phénomène n’y est pas nouveau, il est visible depuis les années 1980 et les motivations sont différentes : les croyants des zones rurales considèrent surtout la religion comme un soutien pour faire face aux problèmes matériels du quotidien (guérir les maladies, éviter les catastrophes naturelles, assurer les rentrées d’argent, etc.) Les jeunes urbains se tournent vers les religions occidentales mais aussi asiatiques (bouddhisme notamment), il n’y a pas de voie unique. Le regain d’intérêt pour le protestantisme en particulier, notamment le christianisme évangélique, peut s’expliquer – outre par le prosélytisme de ses membres et par leur organisation active et dynamique, en petites communautés – par sa connotation occidentale : il y a encore quelques années, être chrétien faisait “moderne”. Il s’explique surtout par sa dimension fraternelle, plus présente que dans les religions traditionnelles chinoises. En effet, il n’existe pas de communauté de frères et de soeurs dans le bouddhisme ou dans le taoïsme. Or cette fraternité peut constituer un soutien précieux dans une société qui découvre, sans transition, la loi du “chacun pour soi “ et où les rapports humains peuvent être rudes.
De manière plus générale, le renouveau du sentiment religieux en Chine s’insère dans un mouvement large de quête de sens, dans une société pragmatique où l’érosion de la doctrine communiste a laissé place au vide. Alors que le Parti n’est plus producteur de sens ou de valeurs, la religion est un moyen de retrouver des repères, voire un sens à la vie pour une partie de la population. Mais il y en a d’autres tels que le patriotisme et le nationalisme, le retour à la tradition et aux valeurs confucéennes qui sont, eux aussi, en progression au sein de la société chinoise. Il n’y a pas de moyen exclusif: parfois, la pratique de certaines religions chinoises/asiatiques s’inscrit elle-même dans un mouvement de retour à la tradition et à l’identité nationale.
Le renouveau actuel du sentiment religieux en Chine serait donc le fruit d’une frustration historique et d’une pression sociale croissante, liée au développement économique rapide. Sur ce deuxième facteur, les zones urbaines de pays développés et de tradition confucéenne de la région, tels que la Corée du Sud, le Japon ou Singapour, peuvent nous éclairer. Là-bas, la nouvelle génération issue de la classe moyenne s’est souvent tournée vers la religion dans des étapes de la vie qui rappellent ce que l’on voit actuellement en Chine : examens, entrée dans le monde du travail, changement de poste, etc. L’évolution du fait religieux dans ces pays peut fournir des indications sur la progression du nombre de croyants en Chine, qui, là aussi, semble croître avec le développement économique du pays et la pression sociale, en zone urbaine notamment. Le phénomène est complexe et mériterait un suivi approfondi et comparé à l’échelle régionale au cours des prochaines années.
Fuente: Bitácora Almendrón. Tribuna Libre © Miguel Moliné Escalona
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