Par Jalel Ben Abdallah, maître de conférences (LE MONDE, 29/03/11):
Habib Bourguiba, premier président de la Tunisie indépendante, a toujours pensé que la Tunisie était trop exiguë pour sa stature et que son œuvre civilisatrice lui survivrait longtemps. A un rythme vertigineux, l’histoire de son pays lui donne raison et retentit bien au-delà de ses frontières. Est-ce un hasard que l’embrasement du monde arabe soit parti de ce peuple ? Certainement pas. Il est simplement le plus éduqué de la région. Et pour cette raison d’ailleurs, il est le mieux placé pour accoucher d’une véritable démocratie. Vingt-trois ans après son départ, la politique éducative de Bourguiba a eu raison de son médiocre successeur.
Dès l’aube de l’indépendance, Bourguiba avait déployé des moyens colossaux pour éduquer son peuple, alors majoritairement analphabète. Il était profondément convaincu que c’était l’unique planche de salut pour un pays dépourvu de richesses naturelles. Qu’il en soit convaincu ne suffisait pas, il devait entraîner les femmes et les hommes qui l’ont accompagné dans son œuvre de construction de la Tunisie moderne. Il y a réussi avec brio. Le succès était tel que l’homme qui l’a renversé, pourtant modérément instruit, n’avait d’autre choix que de poursuivre cette politique. Ça l’a perdu.
Ce que la Tunisie a vomi le 14 janvier, c’est d’avoir été gouvernée pendant si longtemps par un individu inculte, qui préparait à sa succession, au gré des jours, son gendre bigot et tout aussi inculte ou son intrigante épouse diplômée en coiffure. Mohamed Bouazizi, ainsi que beaucoup de jeunes tunisiens diplômés, s’était résigné à survivre de petits boulots. En revanche, il n’a pas supporté de voir sa dignité bafouée par un agent municipal et par un préfet opposant à sa doléance une surdité méprisante. C’est cela qui a poussé Mohamed Bouazizi à s’immoler par le feu et la rue tunisienne à s’embraser. Ce n’est pas une vulgaire révolte du pain. C’est une révolution de la liberté et de la dignité. Le tunisien sacralise l’éducation et cela a eu raison d’un clan mafieux tellement déficient en la matière.
L’ironie du sort a voulu que dans une ultime tentative de reprendre le dessus sur les événements, quelques jours avant sa fuite, le despote se soit adressé aux Tunisiens en ces termes : “J’ai fait le choix de gouverner un peuple éduqué, avec la difficulté que cela présente, plutôt qu’un peuple inculte et docile.” Se doutait-il en disant cela que le glas avait déjà sonné ? Mon propos n’est pas d’absoudre Bourguiba. Je pense même que si on dit souvent, à juste titre, que Bourguiba a été une chance pour la Tunisie, on ne dit pas assez que la Tunisie a été la chance de Bourguiba.
La Tunisie a été le premier pays arabe à abolir l’esclavage (1846) et à se doter d’une Constitution (1861). Le foisonnement intellectuel à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, bien que cantonné à une élite bourgeoise, a eu suffisamment d’impact sur le reste de la population pour permettre à Bourguiba de mener à bien ses réformes audacieuses. Bourguiba a eu l’intelligence de voir que c’était possible et il l’a fait. Mon propos est de lui reconnaître un rôle majeur dans cette révolution et à ce titre, nous réconcilier avec sa mémoire devient possible. Aujourd’hui, avec la Tunisie, Bourguiba renaît de ses cendres. Son successeur, lui, est définitivement mort.
Fuente: Bitácora Almendrón. Tribuna Libre © Miguel Moliné Escalona
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