Par Jean-Jacques Kourliandsky, chercheur à l’IRIS, spécialiste de l’Amérique du Sud (LE MONDE, 28/03/11):
A bien des égards la crise libyenne bouscule à des milliers de kilomètres la famille politique et la diplomatie latino-américaines. Deux cents ans après les indépendances célébrées presque en commun, en forçant quelque peu l’histoire, la Libye dont le leader Mouammar Khadafi a été présenté par Hugo Chavez comme l’égal de Simon Bolivar, a une fois de plus révélé l’impossibilité pour les Latino-américains de parler d’une seule voix.
Les lignes de clivage n’ont rien d’inattendu. Elles confirment l’existence de failles que l’on avait pu constater en d’autres occasions, au moment de l’intervention unilatérale des forces de l’Otan au Kossovo, ou de celle tout aussi unilatérale des Etats-Unis en Irak, pour ne prendre que ces deux exemples. Notons malgré tout qu’elles ne recoupent pas les positionnements adoptés dans les forums économiques et commerciaux. Au sein de l’OMC (Organisation mondiale du commerce), et face à l’Union européenne, les consensus en effet sont plus larges.
A tout seigneur tout honneur, le Venezuela, comme la presse occidentale l’a signalé de façon répétée, a refusé de qualifier les évènements intérieurs de Libye. Son président, Hugo Chavez, a proposé sa médiation pour régler le conflit interne. Cette initiative était justifiée par la nature amicale des coopérations existant entre les deux pays, également membres de l’OPEP, entretenue depuis plusieurs années. Bien que cette médiation ait été refusée par Saif al Islam, fils de M. Khadafi, le Venezuela a condamné dés le 18 mars 2011 le recours à la force par trois pays membres de l’OTAN.
Cette disponibilité et cette condamnation ont été peu ou prou partagées par les autres pays membres de l’Alliance Bolivarienne des Amériques, l’ALBA, à savoir la Bolivie, Cuba, l’Equateur, et le Nicaragua. L’argumentation repose selon les gouvernants de ces pays sur le refus critique des justifications occidentales qui derrière la morale affichée, masqueraient une intentionnalité impérialiste classique. Qu’Evo Morales, premier magistrat de Bolivie, a exprimé de la façon suivante : “C’est comme en Irak où le problème n’était pas Saddam Hussein. Aujourd’hui ils inventent aussi un problème Khadafi. En fait ce qu’ils veulent c’est prendre son pétrole”. Cette position signale par ailleurs le refus d’abandonner un pays, la Libye, qui au côté de ceux de l’ALBA défend l’exigence d’un ordre mondial organisé de façon alternative, en marge des puissants. Cette attitude constitue enfin un rappel du refus de l’ingérence. Les pays de l’ALBA, en défendant la souveraineté libyenne, pensent garantir la leur qui pourrait être un jour mise en cause selon le même scénario. Les autorités équatoriennes ont ainsi condamné “le recours inadmissible à la force par des puissances étrangères en Libye”. De ce point de vue la crise libyenne a accentué une distance grandissante avec l’Europe.
“Derrière cette action d’ingérence irresponsable, il y a la main des Etats-Unis et de leurs alliés européens (..) Quand on voit des présidents européens s’enorgueillir de dire que leurs avions sont prêts à bombarder, on voit qu’ils se croient encore les maîtres du monde”, a déclaré le président vénézuélien.
Un autre groupe de pays a manifesté son malaise. Leurs dirigeants ont condamné la répression à l’égard des populations libyennes, et ont soutenu la saisine de la Cour internationale de justice. Mais ils vivent mal le recours à la force sous la conduite de trois pays membres de l’OTAN. Le Mexique, proche à tous égards des Etats-Unis, conformément à une vieille tradition de non ingérence, a demandé que les populations civiles soient épargnées. Façon euphémistique d’exprimer la condamnation du recours à la force. Un cran au dessus, Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay, ont plus clairement pris position pour un cessez-le-feu, et la suspension des opérations en cours. José Mujica, chef de l’Etat uruguayen, a exprimé son opinion dans son style, terre à terre et efficace, “Le remède est pire que le mal. Essayer de sauver des vies en bombardant est un contresens inexplicable”. Le Brésil, plus impliqué dans la crise comme membre non permanent du Conseil de sécurité avait le 17 mars dernier laissé passer, comme les autres BRIC (Brésil ; Russie ; Inde ; Chine), une résolution qui officiellement ne visait qu’à protéger les populations civiles. L’Otanisation de l’ingérence démocratique pratiquée en Libye manifestement bouscule une diplomatie qui défend depuis 2003 la nécessité de construire des ponts entre espaces contraires. Le recours au feu des armes a brûlé beaucoup de ces ponts lancés ces dernières années par Brasilia. Ponts en direction de l’ALBA en vue de modérer ses exigences à l’égard des Occidentaux. Pont transcontinental entre Amérique du sud et pays arabes, déstabilisé par la guerre en Libye. Pont en direction de la France, jugée encore gaullienne et donc apte à répondre en Europe aux appels du pied brésiliens. Pont en direction des Etats-Unis, dont le chef de l’Etat était en visite au Brésil au démarrage des hostilités. Pont en direction des alliés latino-américains de Washington brutalement réorientés vers l’Etoile polaire nord-américaine par la crise libyenne.
C’est en effet l’autre retombée notable de ces évènements. Plusieurs pays latino-américains avec la même détermination que ceux de l’ALBA ont immédiatement pris position en faveur de la guerre contre Kadhafi. Le Chili, la Colombie et le Pérou, ont pratiquement mot pour mot repris l’argumentaire occidental pour fonder leur soutien à la guerre. Alan Garcia, président péruvien, a exprimé son sentiment de la façon suivante : “Je souhaite rendre hommage à l’action prise par les gouvernements des Etats-Unis, de France et de Grande-Bretagne pour répondre au massacre perpétré par le gouvernement libyen”. “La Colombie”, qui a voté au Conseil de sécurité la résolution 1973, a déclaré son président Juan Manuel Santos, “est toujours derrière ceux qui défendent les libertés, la démocratie et les droits de l’homme”.
Cette crise aura eu ainsi la vertu intellectuelle de montrer une fois de plus combien l’Amérique latine se décline au pluriel. Elle aura aussi une fois encore placé les pays charnières, soucieux de construire des dénominateurs communs, et de multilatéraliser les questions qui fâchent, on pense bien sûr au Brésil, en difficulté diplomatique. L’Amérique latine comme la Méditerranée, et dans une certaine mesure l’Europe, est un espace d’identité toujours aussi virtuelle. Cette crise, enfin, aura probablement fini de déconstruire l’image de pays occidental ouvert aux compromis avec le Sud que la France avait maintenu en Amérique latine de 1963 à 2007.
Fuente: Bitácora Almendrón. Tribuna Libre © Miguel Moliné Escalona
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