Par Jean-Yves Moisseron, rédacteur en chef adjoint de la revue “Maghreb-Machrek” (LE MONDE, 22/03/11):
Malgré le soulagement que procure la réaction internationale aux massacres de populations civiles en Libye, le scénario qui se dessine dans le cadre très étroit de la résolution 1973 des Nations unies est très préoccupant. Les ingrédients d’un enlisement à moyen terme sont en effet réunis, avec tous les risques de retournement de l’opinion internationale, mais aussi d’instabilité profonde aux portes de l’Europe. L’espoir d’un “printemps arabe” tournerait alors au cauchemar et aurait une grande influence sur les évolutions en cours dans les deux pays voisins, la Tunisie et l’Egypte.
Il faut d’abord rappeler ce que dit très précisément cette résolution obtenue à l’arraché par la France, et qui va en deçà de la volonté politique exprimée par de nombreux Etats, de chasser le colonel Kadhafi du pouvoir. En effet, il n’est question dans la résolution que de cessez-le-feu, de protection des populations civiles, ce qui implique une zone d’exclusion aérienne, et enfin de renforcement des sanctions contre les proches de Kadhafi. Les frappes aériennes ne sont pas évoquées, mais plutôt implicitement permises car faisant partie des moyens nécessaires à mobiliser pour protéger les populations civiles, notamment de Benghazi.
Sont en revanche explicitement exclues les possibilités d’intervenir sur le territoire libyen. C’est cette limitation qui a permis d’obtenir l’absence de veto de la Russie et de la Chine. Mais elle a plusieurs implications décisives pour la suite. Tout d’abord, la communauté internationale s’est interdit de pénétrer dans l’espace maritime libyen, qui, en droit, ne pourra être violé, car il fait partie de ce territoire.
Ce qui signifie qu’en théorie les bateaux alliés ne peuvent s’approcher des côtes libyennes à moins de 12 milles, soit plus de 20 kilomètres. Cette limitation aurait été désastreuse si la flotte libyenne qui compte quelques bâtiments, une quinzaine de vedettes rapides et deux sous-marins hors d’âge, avait été plus efficace. Mais c’est incontestablement un problème pour aider les insurgés de Benghazi et plus encore de Misrata, ville trop souvent oubliée dans l’analyse.
C’est décisif pour la suite, car ce n’est pas la puissance aérienne qui pourra menacer le régime de Kadhafi. Au contraire, le temps est son meilleur allié. Il pourra exploiter les images des victimes collatérales, vraies ou non, pour mobiliser et retourner les opinions. Il pourra souffler le chaud et le froid en annonçant de faux cessez-le-feu. Il pourra espérer fissurer une communauté internationale assez réticente. Il pourra peut-être organiser des représailles en s’attaquant à des cibles civiles en Méditerranée. Il pourra profiter de l’étrange paradoxe d’une intervention autorisée à Bahreïn et jouer sur la corde anti-impérialiste du monde arabe.
Ce qui sera décisif et souhaitable pour les modalités ultérieures de la transition démocratique espérée en Libye sera la mobilisation des insurgés et leur capacité militaire à reconquérir le terrain perdu. Car nous ne sommes plus dans la situation initiale où Kadhafi était sur le point de tomber. Il a, depuis, repris la situation en main. Cependant, il ne semble pas avoir les capacités militaires de prendre Benghazi ou Misrata qui est encerclée depuis plus de dix jours. Qu’on se souvienne qu’il a fallu une semaine pour reprendre la petite ville de Zaouïa.
Les troupes fidèles à Kadhafi disposent à présent des moyens de sanctuariser durablement leur position. Avec des soldats aux portes des villes, mêlés à la population civile, enracinés dans les habitations, entourés de partisans servant de bouclier humain, l’aviation, les drones et les missiles alliés seront inutiles. La logique de la guérilla urbaine n’a pas grand-chose à voir avec celle des opérations en milieu ouvert. La guerre de mouvement se transformera bientôt en guerre de retranchement. Dans la ville, c’est maison par maison, dans l’atrocité des corps-à-corps que se gagnent les batailles. Seuls les insurgés peuvent assurer cette reconquête sur le terrain. C’est paradoxalement dans ces combats que se forgera leur légitimité à gouverner demain.
Pour éviter ce scénario d’autant plus épouvantable qu’il serait durable et impliquerait des populations civiles, il est nécessaire de ne pas fermer la porte à la négociation soit à Kadhafi, soit au clan qui le soutient. Il est à craindre que le temps initial de l’action militaire ne permette pas de saisir les occasions d’ouverture lancées par Kadhafi. Elles n’ont pas cessé depuis le début du conflit. Car, c’est un fait que l’on ne comprend pas ici, en Occident, déroutés que nous sommes par un mode de négociation exotique. Mais c’est une évidence : Kadhafi est toujours prêt à négocier. Il a passé sa vie à négocier avec les tribus, avec les Etats arabes, les Etats africains, avec la communauté internationale. Il est depuis longtemps expert en compréhension des rapports de force, en possibilité d’ouverture, en exploitation des dissensions.
Qu’on se transporte dans le souk de n’importe quelle médina arabe et son comportement devient limpide et très prévisible. Il nie la négociation et ne propose rien, car c’est ainsi que l’on fait pour marchander un tapis : on n’abat jamais ses cartes. Mais sa stratégie de communication comporte des ouvertures qu’il faut saisir.
Elle impliquerait des négociations mobilisant les insurgés et la communauté internationale. Elles pourraient se faire sous l’égide de la Ligue arabe. Elles pourraient tester l’hypothèse d’une participation des descendants d’Idriss El-Senoussi, ce qui ouvrirait la possibilité d’obtenir un soutien du Maroc ou des monarchies du Golfe. Elles incluraient le retrait de Kadhafi à Syrte, la protection pour son clan, une amnistie partielle.
Même si le temps de la justice internationale doit venir dans un second temps, la force ne doit pas fermer la possibilité d’une porte de sortie qui épargnerait des vies et éviterait l’enlisement.
Fuente: Bitácora Almendrón. Tribuna Libre © Miguel Moliné Escalona
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