Par Pascal Menoret, chercheur à l’Université Harvard et professeur assistant à la New York University Abu Dhabi (LE MONDE, 02/03/11):
Lorsque nous habitions au Caire en 2008, mon compagnon était sans cesse harcelé dans la rue. Egyptien gracile d’une vingtaine d’année, tout dans son maintien et son dialecte trahissait l’orientation sexuelle et le fait qu’il était né et avait vécu en Arabie saoudite. Masri mughtareb, Egyptien de l’étranger : cette condition enviable – les membres de la diaspora étant plus aisés que les autres Egyptiens – le désignait aux pressions des commerçants et aux intimidations des chauffeurs de taxi. Qu’il ouvre la bouche, et les prix s’envolaient ; qu’il proteste, et les menaces pleuvaient. A une ou deux reprises, il avait échappé aux coups grâce à sa voix perçante (je le surnommais bouri, klaxon) et à son vaste répertoire d’insultes, égyptiennes et saoudiennes. Jour après jour, il rentrait épuisé et tendu à la maison. Hochant la tête, il murmurait : “L’Egypte est une jungle: les lions mangent les agneaux, et il faut être renard pour y survivre.”
Trois ans plus tard, l’hostilité et la violence qui divisaient les Egyptiens se sont retournées contre le régime et ont fait fuir Hosni Moubarak, parvenu au pouvoir en 1981. Occupant Midan el-Tahrir (place de la Libération) pendant plus de deux semaines, les Egyptiens ont résisté à la police et à ses auxiliaires, les fameux baltagueya, briseurs de révolution à la solde du pouvoir. La “République de Tahrir” est devenue un havre de solidarité et d’entraide entre hommes et femmes, jeunes et vieux, musulmans, chrétiens et athées. Disparu, le harcèlement sexuel. Envolée, la haine interconfessionnelle. Oubliés, l’incivisme et la négligence. Les chrétiens protègent les musulmans, les musulmans pleurent les martyrs chrétiens. La guerre de tous contre tous n’est plus : à sa place, une vaste révolte, opiniâtre et admirable, a tenu tête à la brutalité policière.
La situation était intenable en 2008 ; en 2011 elle a empiré. Anarchie institutionnelle, corruption, exploitation économique, répression : les raisons de se révolter ne manquaient pas. Les possibilités de le faire étaient plus rares. Les partis d’opposition réelle sont bannis depuis 1952 ; l’état d’urgence, en vigueur depuis 1967, interdit manifestations et grèves. La fuite de Ben Ali a montré la voie : de même qu’en Europe de l’Est en 1989, la chute d’un mur a entrainé la dislocation de tous les autres. Moubarak est tombé ; Libyens, Bahreïnis et Yéménites sont dans la rue ; même les Syriens et les Saoudiens, pourtant durement réprimés, relèvent la tête. Alors que les légions américaines commencent à se retirer du Moyen-Orient, le changement qu’elles étaient censées favoriser se produit enfin, mais pas à la pointe des baïonnettes. Ce sont l’exaspération et la dignité, la colère et le respect de soi qui parlent.
Quelques leçons peuvent être tirées des événements récents. Premièrement, la révolution arabe n’a pas encore eu lieu : en Tunisie et en Egypte, les mêmes têtes – hormis Ben Ali et Moubarak – sont toujours aux commandes du pays. La révolte de 2011, pour l’instant, c’est un peu la fuite à Varennes sans la prise de la Bastille ni l’abolition des privilèges : le président est parti, mais de nombreux prisonniers politiques sont encore à l’ombre et une législation d’exception continue de protéger les puissants. En Egypte, l’armée, qui a fourni à la République tous ses présidents, de Naguib à Moubarak, tient le pays ; la page de la révolution militaire de 1952 n’est toujours pas tournée.
Deuxièmement, les révoltes arabes ne sont pas la révolution iranienne. Il est vrai que les islamistes jouent un rôle important dans les mobilisations égyptienne et bahreïnie. Mais ni les Frères musulmans ni les partis chiites n’ont organisé les journées de 2011 : ils se contentent de soutenir une mobilisation qui les dépasse. Et contrairement à Khomeiny, ils ne parviendront pas à monopoliser le pouvoir : si le clergé iranien était un pilier de l’Etat, les Frères étaient bannis de la scène politique égyptienne, et les chiites de Bahreïn sont durement marginalisés. Si la révolte arabe peut être comparée à la révolution iranienne, c’est parce qu’ici et là, le soulèvement populaire a fourni à une partie de l’Etat (le clergé en Iran, l’armée en Egypte, le prince héritier à Bahreïn) l’occasion de rebattre les cartes du pouvoir.
Troisièmement, la révolte arabe témoigne de changements politiques telluriques. En l’absence de partis crédibles, les mosquées ont longtemps été d’importants lieux de contestation. Mais le religieux a lui aussi été victime de la répression. Militants emprisonnés, mosquées sous surveillance, religion devenue objet de grande consommation : tout a concouru, pendant les dix dernières années, à la dépolitisation de l’islam politique lui-même. En même temps, la révolution technologique a fourni des armes nouvelles à la contestation. Pour s’organiser dans un Etat policier, on peut compter sur ses réseaux familiaux ; mais mieux vaut utiliser internet. La toile a permis de démultiplier la protestation, d’échanger des tuyaux et de bénéficier de la mobilisation de millions d’internautes. Mais qualifier la révolte arabe de “révolution Facebook” reviendrait à confondre l’instrument et l’objectif, les moyens et les fins. La révolte de 2011 est, tout simplement, démocratique : Tunisiens et Egyptiens sont descendus dans la rue pour rappeler aux puissants qu’ils étaient plus puissants – et plus nombreux – qu’eux.
Quatrièmement, la nouvelle génération arabe, plus urbaine, mieux éduquée, plus ambitieuse que la précédente, offre un spectacle que peu d’observateurs, obnubilés par les progrès de l’islamisme et du terrorisme, avaient daigné remarquer. Technologiquement habile, prompte à tirer parti de l’espace urbain, partisane de slogans universels (fin de la répression, départ des corrompus, dignité et respect), son succès à infléchir le cours de l’histoire a paradoxalement tenu à ce que les régimes la croyaient négligeable. Les yeux rivés sur Al-Qaida, personne n’a songé à suivre de près ce que faisait la nouvelle génération. Des trottoirs de Tunis aux places du Caire et aux ronds-points et rocades du Golfe, la jeunesse a transformé les villes arabes en machines à protester. Ce faisant, elle rappelle une vérité importante : le réseau social le plus efficace, celui qui favorise le plus les échanges, la communication et la révolte, ce n’est pas Facebook. C’est la ville.
Les révoltes arabes vont-elles conduire à de véritables changements? La question agite toutes les têtes, de Washington au Caire et à Riyad. L’enjeu des protestations est la fin du népotisme et de la corruption, le démantèlement des systèmes de clientèle qui, autour d’une famille ou d’un clan, drainent les énergies, stérilisent l’économie, produisent exclusion et répression. Il a fallu attendre un siècle pour que la Révolution française porte des fruits durables et que les Français viennent à bout des blocages les plus révoltants de leur société. Il faudra certainement plusieurs décennies aux sociétés arabes pour remplacer le népotisme par la méritocratie, la corruption par l’égalité des chances, le monopole par la libre concurrence et l’autoritarisme par l’arbitrage pacifique. Une manière pour nous, Européens, d’aider à ce processus serait de faire comprendre aux dictatures arabes qu’elles ne bénéficient plus de l’amitié de Paris, de Londres et de Bruxelles. Les consommateurs que nous sommes pourraient aussi visiter plus souvent Le Caire, Tunis et Manama, et regarder d’un autre œil les commerçants, chauffeurs de taxi et autres badauds. Qui sait ? Il s’en trouvera peut-être un pour nous dire dans un grand sourire, songeant aux atermoiements de Paris face aux révoltes arabes : “Français, encore un effort si vous voulez être républicains!”
Fuente: Bitácora Almendrón. Tribuna Libre © Miguel Moliné Escalona
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