Par Bruno Ory-Lavollée est ancien directeur de la Société pour l’administration des droits des artistes et musiciens interprètes, Adami (LE MONDE, 13/04/09):
Une première fois le 19 décembre 2005, une seconde fois le 9 avril, les députés ont donc fait mordre la poussière à des projets de loi visant à réprimer le téléchargement illégal. Acharnement de flibustiers parlementaires ou faiblesse congénitale ? La première cause n’existerait pas sans la seconde: les lobbies qui ont inspiré ce texte ont omis d’avouer à ceux qui ont dû le défendre, qu’il ne pourra jamais régler qu’une partie du problème, celle qui se situe sur les réseaux de pair à pair (peer to peer).
Si elle est revotée, cette loi “Création et Internet” instituera une autorité, qui adressera des avertissements aux internautes ayant téléchargé des oeuvres protégées par le droit d’auteur et les sanctionnera en cas de récidive. Notons au passage, qu’un amendement de dernière minute a ajouté à cette loi dix-huit nouveaux articles qui reviennent à instaurer pour les journalistes un régime proche du copyright anglo-saxon. Pourtant, en se focalisant sur les sanctions, notamment la coupure d’accès à Internet, préférée par le gouvernement à l’amende, la controverse a négligé un point essentiel: les investigations qui se situent en amont.
Les agents assermentés des sociétés de perception et de répartition des droits, autrement dit la Sacem, la SACD, les sociétés de producteurs de disques ou de films, saisiront l’autorité des infractions constatées, et la loi prévoit que celle-ci aura aussi ses propres agents. Pour comprendre leur tâche, il faut parler un peu de technique.
Sur les réseaux de pair à pair, qui représentent la forme la plus pratiquée de copies et d’échanges illégaux, le contenu du disque dur de l’internaute s’inscrit sur des répertoires accessibles aux milliers d’autres connectés, avec l’indication de son “adresse IP”, le numéro qui l’identifie sur le réseau. A cet égard, on peut comparer un réseau de pair à pair à une foire au troc: celui qui y participe expose des oeuvres que les autres peuvent copier, sur la voie publique virtuelle de ce répertoire accessible à tous. Il suffit à l’agent assermenté de s’y promener, et quand il repère une oeuvre protégée, de relever le numéro de celui qui la propose.
L’autorité, à laquelle il transmettra ce numéro, demandera aux fournisseurs d’accès le nom de l’abonné, en vue de l’avertir puis de le sanctionner. Lorsque le dispositif d’avertissement et de sanction sera opérationnel, et si jamais il est efficace, les internautes qui veulent accéder à des copies gratuites quitteront la voie publique des grands réseaux de pair à pair. Grâce à des logiciels que tout un chacun peut trouver gratuitement, ils créeront des petits réseaux permettant l’échange au sein de groupes restreints, ou ils utiliseront d’autres moyens : serveurs Usenet, stockages déportés, captation de radios ou de télévisions diffusant sur Internet, envoi d’un fichier lors d’un chat ou en pièce jointe à un message électronique…
Pour traquer de tels téléchargements, il n’y a pas de voie publique où relever les numéros : il faut intercepter les flux de données arrivant chez l’internaute et les analyser pour y repérer les contenus protégés. Autrement dit, pour les usages autres que le pair à pair, il faut un dispositif - technologies, équipements, organisation - qui s’apparente à des écoutes téléphoniques, et qui accumulera une connaissance détaillée des consommations culturelles de millions d’individus. Certes, à la différence de l’inoubliable film La Vie des autres, on sait faire ce travail avec des robots, mais Staline aurait adoré.
Si le droit d’auteur est un droit de l’homme, cela ne doit pas avoir pour prix une société policière. En droit français, une écoute téléphonique doit être autorisée par un juge. De simples agents assermentés de sociétés de droit privé, que l’on a recrutés pour vérifier si un bal est payant ou gratuit ou si des DVD contrefaits figurent à l’étalage, ne sauraient recevoir mission d’intercepter des communications individuelles. Et le secret de la correspondance, dont relève la messagerie électronique, est absolu. Seuls des crimes ou des délits graves, relevant par exemple du terrorisme, peuvent justifier des exceptions au secret des communications privées, pas le transfert de fichiers d’une valeur de quelques dizaines d’euros.
Cette question cruciale de la juste proportion entre d’une part les enjeux sociaux et d’autre part le respect du secret de nos communications sur les réseaux ne se limite pas à la culture. Par exemple, en dépit des problèmes que soulèvent les jeux en ligne: addiction, protection de la jeunesse, évasion fiscale… il n’est venu à l’esprit de personne de proposer une telle exception.
La loi qui vient d’être votée contient à cet égard un garde-fou essentiel : les agents de l’autorité devront appliquer “les procédures autorisant l’accès aux secrets protégés par la loi”. Cela doit notamment signifier que toute interception de flux de données destinées à un internaute devra être autorisée par un juge, et que les seules données de connexion conservées par les fournisseurs d’accès doivent rester celles prévues par la loi de confiance pour l’économie numérique de 2004, qui est aussi importante pour nos libertés que les lois sur la presse ou les associations.
Aucun des artistes qui ont signé des pétitions pour soutenir cette loi ne peut accepter qu’en son nom on s’attaque aux libertés individuelles, ni que la culture, synonyme de liberté et d’épanouissement, entre en ménage avec l’espionnage des vies privées. Il leur faut, dès lors, être conscients du fait que cette loi ne pourra combattre que les réseaux de pair à pair publics. Si elle le fait avec succès, le téléchargement illégal baissera, du moins pour un temps. Mais il migrera des grands bazars gratuits du peer to peer vers des foires au troc locales, prenant souvent la forme de communications privées. Dès lors, la question d’indemniser les créateurs, les interprètes et les producteurs au titre des oeuvres téléchargées illégalement reste entière.
Fuente: Bitácora Almendrón. Tribuna Libre © Miguel Moliné Escalona
Une première fois le 19 décembre 2005, une seconde fois le 9 avril, les députés ont donc fait mordre la poussière à des projets de loi visant à réprimer le téléchargement illégal. Acharnement de flibustiers parlementaires ou faiblesse congénitale ? La première cause n’existerait pas sans la seconde: les lobbies qui ont inspiré ce texte ont omis d’avouer à ceux qui ont dû le défendre, qu’il ne pourra jamais régler qu’une partie du problème, celle qui se situe sur les réseaux de pair à pair (peer to peer).
Si elle est revotée, cette loi “Création et Internet” instituera une autorité, qui adressera des avertissements aux internautes ayant téléchargé des oeuvres protégées par le droit d’auteur et les sanctionnera en cas de récidive. Notons au passage, qu’un amendement de dernière minute a ajouté à cette loi dix-huit nouveaux articles qui reviennent à instaurer pour les journalistes un régime proche du copyright anglo-saxon. Pourtant, en se focalisant sur les sanctions, notamment la coupure d’accès à Internet, préférée par le gouvernement à l’amende, la controverse a négligé un point essentiel: les investigations qui se situent en amont.
Les agents assermentés des sociétés de perception et de répartition des droits, autrement dit la Sacem, la SACD, les sociétés de producteurs de disques ou de films, saisiront l’autorité des infractions constatées, et la loi prévoit que celle-ci aura aussi ses propres agents. Pour comprendre leur tâche, il faut parler un peu de technique.
Sur les réseaux de pair à pair, qui représentent la forme la plus pratiquée de copies et d’échanges illégaux, le contenu du disque dur de l’internaute s’inscrit sur des répertoires accessibles aux milliers d’autres connectés, avec l’indication de son “adresse IP”, le numéro qui l’identifie sur le réseau. A cet égard, on peut comparer un réseau de pair à pair à une foire au troc: celui qui y participe expose des oeuvres que les autres peuvent copier, sur la voie publique virtuelle de ce répertoire accessible à tous. Il suffit à l’agent assermenté de s’y promener, et quand il repère une oeuvre protégée, de relever le numéro de celui qui la propose.
L’autorité, à laquelle il transmettra ce numéro, demandera aux fournisseurs d’accès le nom de l’abonné, en vue de l’avertir puis de le sanctionner. Lorsque le dispositif d’avertissement et de sanction sera opérationnel, et si jamais il est efficace, les internautes qui veulent accéder à des copies gratuites quitteront la voie publique des grands réseaux de pair à pair. Grâce à des logiciels que tout un chacun peut trouver gratuitement, ils créeront des petits réseaux permettant l’échange au sein de groupes restreints, ou ils utiliseront d’autres moyens : serveurs Usenet, stockages déportés, captation de radios ou de télévisions diffusant sur Internet, envoi d’un fichier lors d’un chat ou en pièce jointe à un message électronique…
Pour traquer de tels téléchargements, il n’y a pas de voie publique où relever les numéros : il faut intercepter les flux de données arrivant chez l’internaute et les analyser pour y repérer les contenus protégés. Autrement dit, pour les usages autres que le pair à pair, il faut un dispositif - technologies, équipements, organisation - qui s’apparente à des écoutes téléphoniques, et qui accumulera une connaissance détaillée des consommations culturelles de millions d’individus. Certes, à la différence de l’inoubliable film La Vie des autres, on sait faire ce travail avec des robots, mais Staline aurait adoré.
Si le droit d’auteur est un droit de l’homme, cela ne doit pas avoir pour prix une société policière. En droit français, une écoute téléphonique doit être autorisée par un juge. De simples agents assermentés de sociétés de droit privé, que l’on a recrutés pour vérifier si un bal est payant ou gratuit ou si des DVD contrefaits figurent à l’étalage, ne sauraient recevoir mission d’intercepter des communications individuelles. Et le secret de la correspondance, dont relève la messagerie électronique, est absolu. Seuls des crimes ou des délits graves, relevant par exemple du terrorisme, peuvent justifier des exceptions au secret des communications privées, pas le transfert de fichiers d’une valeur de quelques dizaines d’euros.
Cette question cruciale de la juste proportion entre d’une part les enjeux sociaux et d’autre part le respect du secret de nos communications sur les réseaux ne se limite pas à la culture. Par exemple, en dépit des problèmes que soulèvent les jeux en ligne: addiction, protection de la jeunesse, évasion fiscale… il n’est venu à l’esprit de personne de proposer une telle exception.
La loi qui vient d’être votée contient à cet égard un garde-fou essentiel : les agents de l’autorité devront appliquer “les procédures autorisant l’accès aux secrets protégés par la loi”. Cela doit notamment signifier que toute interception de flux de données destinées à un internaute devra être autorisée par un juge, et que les seules données de connexion conservées par les fournisseurs d’accès doivent rester celles prévues par la loi de confiance pour l’économie numérique de 2004, qui est aussi importante pour nos libertés que les lois sur la presse ou les associations.
Aucun des artistes qui ont signé des pétitions pour soutenir cette loi ne peut accepter qu’en son nom on s’attaque aux libertés individuelles, ni que la culture, synonyme de liberté et d’épanouissement, entre en ménage avec l’espionnage des vies privées. Il leur faut, dès lors, être conscients du fait que cette loi ne pourra combattre que les réseaux de pair à pair publics. Si elle le fait avec succès, le téléchargement illégal baissera, du moins pour un temps. Mais il migrera des grands bazars gratuits du peer to peer vers des foires au troc locales, prenant souvent la forme de communications privées. Dès lors, la question d’indemniser les créateurs, les interprètes et les producteurs au titre des oeuvres téléchargées illégalement reste entière.
Fuente: Bitácora Almendrón. Tribuna Libre © Miguel Moliné Escalona
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