Par Tariq Ramadan, professeur d’islamologie (Oxford-Erasmus). Dernier livre paru : “L’Autre en nous, pour une philosophie du pluralisme”, Presses du Châtelet (LE MONDE, 16/04/09):
La récente visite du président américain Barack Obama en Europe, au-delà des déclarations d’amitié, a mis en évidence un désaccord de taille dont la nature est autant géostratégique que culturelle. M. Obama a insisté sur l’importance de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.
La réponse de Nicolas Sarkozy, représentant la position majoritaire en Europe, a été immédiate : s’il est possible d’envisager une association privilégiée avec la Turquie, l’adhésion à l’UE n’est pas à l’ordre du jour. La Turquie n’est tout simplement pas européenne, ni géographiquement ni culturellement.
Les interprétations relatives à la position américaine sont multiples et contradictoires mais elles révèlent bien les tensions internes à l’Europe. D’aucuns pensent que les Etats-Unis sont intéressés avant tout pour sécuriser l’accès aux richesses énergétiques vers la mer Caspienne ; d’autres les soupçonnent de vouloir peser davantage sur l’Europe avec l’alignement militaire de la Turquie sur les positions américaines (à travers l’OTAN) ; d’autres enfin y décèlent une volonté d’affaiblir l’Europe en lui imposant le “boulet turc” qui, par ses besoins économiques, sa démographie et sa culture ne saurait manquer de compliquer l’avenir de l’Europe.
Aucune de ces interprétations n’est absolument juste ou fausse mais ce qui demeure intéressant tient à ce qu’elles révèlent des contorsions de l’Europe quant à son identité et à son futur. Les élections européennes approchent, la question turque ne semble pas être un enjeu lancinant, et pourtant son spectre est partout, à travers les questions de l’”identité européenne”, de l’”immigration” et de la “question musulmane”.
Les partis qui promeuvent une vision de plus en plus étroite de l’Europe gagnent du terrain : ce sont ces mêmes partis qui développent une perspective très “judéo-chrétienne” de l’histoire européenne, un rapport de méfiance caractérisée vis-à-vis de l’islam, des politiques dures et répressives vis-à-vis de l’immigration et enfin le refus de cette Turquie trop peuplée et trop islamique.
Les populations européennes ont peur, exigent davantage de sécurité, et attendent, au coeur de la profonde récession économique que nous traversons, que les politiques les protègent autant de la diminution du pouvoir d’achat que de “l’étranger”, “l’immigré” qui viendrait mettre à mal autant l’équilibre économique que l’homogénéité culturelle. En ce sens “la question turque” est un révélateur autant des forces centripètes de l’Europe (se sentir “ensemble” contre ce qui nous menace et nous agresse) que de ses forces centrifuges (absence de vision géostratégique ou de politique étrangère communes par exemple).
Les arguments qui placent la Turquie hors de l’histoire et de la géographie européennes ne tiennent pas à l’analyse. Pendant plus de quatre cents ans l’Empire ottoman a partagé et déterminé l’avenir politique et stratégique du continent. Il fut “l’homme malade” de l’Europe jusqu’au siècle dernier, et aujourd’hui encore son poids historique et économique reste déterminant. Redessiner les contours géographiques de l’Europe selon l’idéologie ou les nécessités politiques du moment ne trompe personne : en usant des mêmes critères, Chypre devrait aussi être hors de l’Europe, et ce découpage fait fi de l’histoire autant que des réalités concrètes du terrain où se mêlent les origines, les mémoires et les cultures. Environ 40 % de la population turque a une origine ethnique européenne, et des millions de Turcs ont déjà acquis la nationalité d’un pays européen.
Les vraies questions sont donc ailleurs, et il faut les regarder en face. Au lieu d’être obsédés par la question culturelle et religieuse (la peur de l’islam), les dirigeants européens feraient bien de développer une vraie vision géostratégique pour l’avenir : la Turquie est incontournable quant aux relations avec l’Iran, la Syrie, l’Irak et l’Asie centrale, et ses poids économique autant que militaire devraient être intégrés à une politique européenne de proximité et de stabilisation en Asie et au Moyen-Orient.
Par deux fois, récemment, le gouvernement turc a refusé de se plier aux requêtes américaines, prouvant qu’il était capable d’indépendance. L’Europe ne peut pas reprocher aux Etats-Unis leur unilatéralisme et ne se donner aucun moyen de développer une politique étrangère autonome. La cacophonie qui règne autour de ces questions est troublante : les Etats-Unis, la Chine et l’Inde n’ont pas à craindre la puissance de l’Europe, puisque celle-ci travaille contre elle-même avec ses divisions et son absence de politique commune.
Les relations commerciales entre la Turquie et les pays européens n’ont cessé d’augmenter : entre 1990 et 2003 ses importations ont triplé et ses exportations ont quadruplé. Une meilleure gestion de ces échanges, dans le cadre d’une politique économique globale, devrait permettre de rendre ces relations économiques plus performantes et plus compétitives.
Les pays européens font face à un problème profond et durable de main-d’oeuvre pour l’avenir : les chiffres sont impressionnants, et certains spécialistes, dans des rapports internes de l’UE, n’hésitent pas à parler d’un marché de l’emploi européen nécessitant pas moins de 15 millions de travailleurs dans les vingt prochaines années. L’Europe a besoin d’immigration. Au lieu de fermer les yeux et de se protéger avec des politiques d’immigration fermées (qui vont jusqu’à criminaliser les immigrés et les sans-papiers), l’Europe serait bien inspirée de penser à une régulation réaliste et raisonnable, et la Turquie, en ce sens, devrait être un allié de taille, compte tenu de ses ressources humaines.
Encore faut-il que les Etats européens dépassent leur peur de l’islam, et qu’ils cessent de “culturaliser” la question de l’adhésion de la Turquie à l’UE. Les seuls critères d’adhésion doivent être ceux de Copenhague (1993) et force est de constater que la Turquie, comme il a d’ailleurs été reconnu en 2004 dans le rapport de la Commission européenne, y satisfait presque pleinement.
Or, derrière les palabres et les résistances européennes, on sent bien que la question est culturelle et religieuse : les politiciens européens sont prêts, en ce sens, à négliger leurs besoins socioéconomiques à long terme pour satisfaire et répondre aux peurs (religieuses et culturelles) de leurs populations sur le court terme. Des millions de femmes et d’hommes sont déjà européens et musulmans, et l’adhésion de la Turquie n’a rien de nouveau ni de dangereux. L’islam est une religion européenne de fait, et la Turquie habite culturellement, politiquement et économiquement son avenir.
Nous avons besoin de politiciens européens courageux qui développent une nouvelle vision de cette relation avec la Turquie, et qui rappellent que celle-ci, de par son histoire, sa géographie, son poids économique et sa situation naturelle de médiateur avec”le monde musulman”, est un atout majeur pour l’Europe et son avenir.
Au lieu d’attendre que les nécessités historiques imposent d’intégrer la Turquie au projet européen, autant s’appliquer à penser ensemble une politique d’adhésion claire et raisonnable qui respecte les principes politiques et reconnaissent la diversité culturelle et religieuse. La Turquie en Europe, cela impose que l’Europe se réconcilie avec ses principes ; ceux qu’elle a trop souvent trahis avec certaines de ses pratiques.
Fuente: Bitácora Almendrón. Tribuna Libre © Miguel Moliné Escalona
La récente visite du président américain Barack Obama en Europe, au-delà des déclarations d’amitié, a mis en évidence un désaccord de taille dont la nature est autant géostratégique que culturelle. M. Obama a insisté sur l’importance de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.
La réponse de Nicolas Sarkozy, représentant la position majoritaire en Europe, a été immédiate : s’il est possible d’envisager une association privilégiée avec la Turquie, l’adhésion à l’UE n’est pas à l’ordre du jour. La Turquie n’est tout simplement pas européenne, ni géographiquement ni culturellement.
Les interprétations relatives à la position américaine sont multiples et contradictoires mais elles révèlent bien les tensions internes à l’Europe. D’aucuns pensent que les Etats-Unis sont intéressés avant tout pour sécuriser l’accès aux richesses énergétiques vers la mer Caspienne ; d’autres les soupçonnent de vouloir peser davantage sur l’Europe avec l’alignement militaire de la Turquie sur les positions américaines (à travers l’OTAN) ; d’autres enfin y décèlent une volonté d’affaiblir l’Europe en lui imposant le “boulet turc” qui, par ses besoins économiques, sa démographie et sa culture ne saurait manquer de compliquer l’avenir de l’Europe.
Aucune de ces interprétations n’est absolument juste ou fausse mais ce qui demeure intéressant tient à ce qu’elles révèlent des contorsions de l’Europe quant à son identité et à son futur. Les élections européennes approchent, la question turque ne semble pas être un enjeu lancinant, et pourtant son spectre est partout, à travers les questions de l’”identité européenne”, de l’”immigration” et de la “question musulmane”.
Les partis qui promeuvent une vision de plus en plus étroite de l’Europe gagnent du terrain : ce sont ces mêmes partis qui développent une perspective très “judéo-chrétienne” de l’histoire européenne, un rapport de méfiance caractérisée vis-à-vis de l’islam, des politiques dures et répressives vis-à-vis de l’immigration et enfin le refus de cette Turquie trop peuplée et trop islamique.
Les populations européennes ont peur, exigent davantage de sécurité, et attendent, au coeur de la profonde récession économique que nous traversons, que les politiques les protègent autant de la diminution du pouvoir d’achat que de “l’étranger”, “l’immigré” qui viendrait mettre à mal autant l’équilibre économique que l’homogénéité culturelle. En ce sens “la question turque” est un révélateur autant des forces centripètes de l’Europe (se sentir “ensemble” contre ce qui nous menace et nous agresse) que de ses forces centrifuges (absence de vision géostratégique ou de politique étrangère communes par exemple).
Les arguments qui placent la Turquie hors de l’histoire et de la géographie européennes ne tiennent pas à l’analyse. Pendant plus de quatre cents ans l’Empire ottoman a partagé et déterminé l’avenir politique et stratégique du continent. Il fut “l’homme malade” de l’Europe jusqu’au siècle dernier, et aujourd’hui encore son poids historique et économique reste déterminant. Redessiner les contours géographiques de l’Europe selon l’idéologie ou les nécessités politiques du moment ne trompe personne : en usant des mêmes critères, Chypre devrait aussi être hors de l’Europe, et ce découpage fait fi de l’histoire autant que des réalités concrètes du terrain où se mêlent les origines, les mémoires et les cultures. Environ 40 % de la population turque a une origine ethnique européenne, et des millions de Turcs ont déjà acquis la nationalité d’un pays européen.
Les vraies questions sont donc ailleurs, et il faut les regarder en face. Au lieu d’être obsédés par la question culturelle et religieuse (la peur de l’islam), les dirigeants européens feraient bien de développer une vraie vision géostratégique pour l’avenir : la Turquie est incontournable quant aux relations avec l’Iran, la Syrie, l’Irak et l’Asie centrale, et ses poids économique autant que militaire devraient être intégrés à une politique européenne de proximité et de stabilisation en Asie et au Moyen-Orient.
Par deux fois, récemment, le gouvernement turc a refusé de se plier aux requêtes américaines, prouvant qu’il était capable d’indépendance. L’Europe ne peut pas reprocher aux Etats-Unis leur unilatéralisme et ne se donner aucun moyen de développer une politique étrangère autonome. La cacophonie qui règne autour de ces questions est troublante : les Etats-Unis, la Chine et l’Inde n’ont pas à craindre la puissance de l’Europe, puisque celle-ci travaille contre elle-même avec ses divisions et son absence de politique commune.
Les relations commerciales entre la Turquie et les pays européens n’ont cessé d’augmenter : entre 1990 et 2003 ses importations ont triplé et ses exportations ont quadruplé. Une meilleure gestion de ces échanges, dans le cadre d’une politique économique globale, devrait permettre de rendre ces relations économiques plus performantes et plus compétitives.
Les pays européens font face à un problème profond et durable de main-d’oeuvre pour l’avenir : les chiffres sont impressionnants, et certains spécialistes, dans des rapports internes de l’UE, n’hésitent pas à parler d’un marché de l’emploi européen nécessitant pas moins de 15 millions de travailleurs dans les vingt prochaines années. L’Europe a besoin d’immigration. Au lieu de fermer les yeux et de se protéger avec des politiques d’immigration fermées (qui vont jusqu’à criminaliser les immigrés et les sans-papiers), l’Europe serait bien inspirée de penser à une régulation réaliste et raisonnable, et la Turquie, en ce sens, devrait être un allié de taille, compte tenu de ses ressources humaines.
Encore faut-il que les Etats européens dépassent leur peur de l’islam, et qu’ils cessent de “culturaliser” la question de l’adhésion de la Turquie à l’UE. Les seuls critères d’adhésion doivent être ceux de Copenhague (1993) et force est de constater que la Turquie, comme il a d’ailleurs été reconnu en 2004 dans le rapport de la Commission européenne, y satisfait presque pleinement.
Or, derrière les palabres et les résistances européennes, on sent bien que la question est culturelle et religieuse : les politiciens européens sont prêts, en ce sens, à négliger leurs besoins socioéconomiques à long terme pour satisfaire et répondre aux peurs (religieuses et culturelles) de leurs populations sur le court terme. Des millions de femmes et d’hommes sont déjà européens et musulmans, et l’adhésion de la Turquie n’a rien de nouveau ni de dangereux. L’islam est une religion européenne de fait, et la Turquie habite culturellement, politiquement et économiquement son avenir.
Nous avons besoin de politiciens européens courageux qui développent une nouvelle vision de cette relation avec la Turquie, et qui rappellent que celle-ci, de par son histoire, sa géographie, son poids économique et sa situation naturelle de médiateur avec”le monde musulman”, est un atout majeur pour l’Europe et son avenir.
Au lieu d’attendre que les nécessités historiques imposent d’intégrer la Turquie au projet européen, autant s’appliquer à penser ensemble une politique d’adhésion claire et raisonnable qui respecte les principes politiques et reconnaissent la diversité culturelle et religieuse. La Turquie en Europe, cela impose que l’Europe se réconcilie avec ses principes ; ceux qu’elle a trop souvent trahis avec certaines de ses pratiques.
Fuente: Bitácora Almendrón. Tribuna Libre © Miguel Moliné Escalona
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