Patrick de Saint-Exupéry, rédacteur en chef de la revue XXI (LIBERATION, 13/08/08):
Après le réquisitoire du juge Bruguière, qui fit porter la responsabilité du génocide des Tutsis du Rwanda en 1994 sur les actuelles autorités de Kigali, voici venu le temps de la réplique. Dans un rapport rendu public le 5 août, une commission rwandaise chargée, voici près de deux ans, de «rassembler les preuves montrant l’implication de l’Etat français dans le génocide» conclut à la «responsabilité» de la France dans «la préparation et l’exécution du génocide».
Les deux thèses sont aujourd’hui sur la table. Elles sont bien sûr inconciliables. Et témoignent de la profondeur d’un différend vieux de dix-huit ans qui ne cesse de se creuser pour atteindre des extrêmes. Que deux Etats s’affrontent en se portant mutuellement des accusations aussi graves - il est question de 800 000 morts - tient de l’inédit.
Paradoxalement, dans cette surenchère, la question du génocide finit presque par être occultée. Quoi qu’il en soit des possibles responsabilités connexes, ni la France, ni l’actuel régime de Kigali ne peuvent être soupçonnés d’avoir commis le génocide. Ses responsables, ceux qui l’ont directement mis en œuvre, ont été ou sont en voie d’être jugés. Désigné par l’accusation comme «le cerveau du génocide», le colonel Théoneste Bagosora, dont le procès au tribunal international d’Arusha est clos, attend le prononcé du verdict. Tenu comme le «financier du génocide», Félicien Kabuga est en fuite et recherché. Des condamnations ont été prononcées visant d’autres responsables de premier rang du génocide.
Ce n’est donc pas du génocide en lui-même qu’il est question. Ce qui est aujourd’hui en débat, ce qui justifie un tel déballage, ressort de la responsabilité politique.
L’instruction menée par le juge Bruguière en est le symptôme éclatant. Loin de l’habituel travail d’enquête factuel, les attendus des conclusions du magistrat instructeur se lisent comme une charge politique lancée au canon contre le régime de Kigali. Accusées par le magistrat français d’avoir commandité l’attentat du 6 avril 1994 qui servit de déclencheur au génocide, les actuelles autorités rwandaises devraient endosser, selon le juge, la responsabilité de l’entière tragédie.
Simple et efficace, l’accusation a porté malgré ses nombreuses faiblesses, ses raccourcis et ses partis pris. Que le régime de Kigali ait pu mettre en œuvre l’attentat du 6 avril 1994 fait partie du champ du possible, comme d’autres hypothèses. Mais réduire l’explication d’un génocide qui fit 800 000 morts en cent jours à un seul attentat paraît pour le moins léger et inconséquent.
La réaction de Kigali était donc prévisible et attendue. Tenues pour responsable du génocide par la justice française, les autorités ne pouvaient pas ne pas réagir : se taire aurait été avaliser.
Le rapport tout juste rendu public sur «l’implication de l’Etat français dans le génocide» intervient dans ce cadre. Il s’agit d’une réponse du berger à la bergère. Et cette réponse est redoutable. Elle se décompose en deux parties. La première est grave, la seconde insupportable.
Dans leur rapport, les sept membres de la commission rwandaise, juristes et historiens, reprennent d’abord l’historique de l’engagement de la France -politique militaire et diplomatique- au Rwanda tout au long des années 90. Cette remise en perspective mêle des témoignages à de nombreux documents. Le travail de la mission d’information parlementaire créée en 1998 à Paris est souvent cité. Tout comme les archives de François Mitterrand et nombre de télégrammes diplomatiques.
La politique française est globalement mise en cause pour avoir «contribué à la radicalisation ethnique du conflit». La France est accusée «d’avoir formé les milices interahamwé qui ont été le fer de lance du génocide». Dès 1992, Paris aurait engagé au Rwanda des programmes de «défense civile» alliant «l’apprentissage des différentes méthodes d’assassinat» et «un endoctrinement des miliciens à la haine ethnique». Des gendarmes français, poursuit le document, «ont contribué en toute connaissance de cause au fichage informatisé des suspects politiques et ethniques qui devaient être massacrés durant le génocide». Des soldats français auraient participé aux contrôles d’identité.
Loin de s’arrêter à ces points accablants, le rapport déroule tout au long de ses plus de trois cents pages les différentes étapes d’un inaltérable engagement français auprès de ceux qui réaliseront le génocide. En 1993, alors que de nombreux massacres se sont déjà produits comme en prélude au génocide, les «exactions des extrémistes hutus» sont qualifiées au plus haut niveau à Paris d’un adjectif : elles sont «malheureuses».
Durant le génocide, Paris persévère: livraisons d’armes, recommandations diplomatiques, soutien politique. L’engagement reste entier. L’opération Turquoise est lancée en juin 1994, après trois mois de tueries ininterrompues. Elle permet, assure péremptoirement la commission rwandaise, la «prise en charge du projet génocidaire par les décideurs français».
Le rapport bascule alors dans l’insoutenable. Des troupes ayant participé à Turquoise sont accusées d’avoir commis de nombreuses exactions : viols, largages par hélicoptères, pillages, représailles, menaces… Des dizaines de témoignages -de rescapés comme de repentis- se succèdent. Les mises en cause sont circonstanciées et précises, elles se recoupent parfois, ne peuvent être ignorées.
Dans l’ensemble, la charge est violente et nourrie. Plusieurs points peuvent porter à discussion, mais la lecture du rapport laisse un sentiment amer où l’effarement se mêle au dégoût.
Réplique au réquisitoire du juge Bruguière, le travail de la commission rwandaise place Paris au pied du mur. Le simple démenti - tant les éléments sont nombreux à défaut d’être avérés - ne peut suffire. Quant à ne pas répondre, comme cela fut le cas pour Kigali mis en cause par le rapport Bruguière, ce serait courir le risque d’avaliser.
Quatorze ans après le génocide, l’épreuve de force politique est portée à son paroxysme. Ce génocide, que François Mitterrand avait un jour qualifié de «sans importance», n’a pas fini de tarauder les consciences.
Après le réquisitoire du juge Bruguière, qui fit porter la responsabilité du génocide des Tutsis du Rwanda en 1994 sur les actuelles autorités de Kigali, voici venu le temps de la réplique. Dans un rapport rendu public le 5 août, une commission rwandaise chargée, voici près de deux ans, de «rassembler les preuves montrant l’implication de l’Etat français dans le génocide» conclut à la «responsabilité» de la France dans «la préparation et l’exécution du génocide».
Les deux thèses sont aujourd’hui sur la table. Elles sont bien sûr inconciliables. Et témoignent de la profondeur d’un différend vieux de dix-huit ans qui ne cesse de se creuser pour atteindre des extrêmes. Que deux Etats s’affrontent en se portant mutuellement des accusations aussi graves - il est question de 800 000 morts - tient de l’inédit.
Paradoxalement, dans cette surenchère, la question du génocide finit presque par être occultée. Quoi qu’il en soit des possibles responsabilités connexes, ni la France, ni l’actuel régime de Kigali ne peuvent être soupçonnés d’avoir commis le génocide. Ses responsables, ceux qui l’ont directement mis en œuvre, ont été ou sont en voie d’être jugés. Désigné par l’accusation comme «le cerveau du génocide», le colonel Théoneste Bagosora, dont le procès au tribunal international d’Arusha est clos, attend le prononcé du verdict. Tenu comme le «financier du génocide», Félicien Kabuga est en fuite et recherché. Des condamnations ont été prononcées visant d’autres responsables de premier rang du génocide.
Ce n’est donc pas du génocide en lui-même qu’il est question. Ce qui est aujourd’hui en débat, ce qui justifie un tel déballage, ressort de la responsabilité politique.
L’instruction menée par le juge Bruguière en est le symptôme éclatant. Loin de l’habituel travail d’enquête factuel, les attendus des conclusions du magistrat instructeur se lisent comme une charge politique lancée au canon contre le régime de Kigali. Accusées par le magistrat français d’avoir commandité l’attentat du 6 avril 1994 qui servit de déclencheur au génocide, les actuelles autorités rwandaises devraient endosser, selon le juge, la responsabilité de l’entière tragédie.
Simple et efficace, l’accusation a porté malgré ses nombreuses faiblesses, ses raccourcis et ses partis pris. Que le régime de Kigali ait pu mettre en œuvre l’attentat du 6 avril 1994 fait partie du champ du possible, comme d’autres hypothèses. Mais réduire l’explication d’un génocide qui fit 800 000 morts en cent jours à un seul attentat paraît pour le moins léger et inconséquent.
La réaction de Kigali était donc prévisible et attendue. Tenues pour responsable du génocide par la justice française, les autorités ne pouvaient pas ne pas réagir : se taire aurait été avaliser.
Le rapport tout juste rendu public sur «l’implication de l’Etat français dans le génocide» intervient dans ce cadre. Il s’agit d’une réponse du berger à la bergère. Et cette réponse est redoutable. Elle se décompose en deux parties. La première est grave, la seconde insupportable.
Dans leur rapport, les sept membres de la commission rwandaise, juristes et historiens, reprennent d’abord l’historique de l’engagement de la France -politique militaire et diplomatique- au Rwanda tout au long des années 90. Cette remise en perspective mêle des témoignages à de nombreux documents. Le travail de la mission d’information parlementaire créée en 1998 à Paris est souvent cité. Tout comme les archives de François Mitterrand et nombre de télégrammes diplomatiques.
La politique française est globalement mise en cause pour avoir «contribué à la radicalisation ethnique du conflit». La France est accusée «d’avoir formé les milices interahamwé qui ont été le fer de lance du génocide». Dès 1992, Paris aurait engagé au Rwanda des programmes de «défense civile» alliant «l’apprentissage des différentes méthodes d’assassinat» et «un endoctrinement des miliciens à la haine ethnique». Des gendarmes français, poursuit le document, «ont contribué en toute connaissance de cause au fichage informatisé des suspects politiques et ethniques qui devaient être massacrés durant le génocide». Des soldats français auraient participé aux contrôles d’identité.
Loin de s’arrêter à ces points accablants, le rapport déroule tout au long de ses plus de trois cents pages les différentes étapes d’un inaltérable engagement français auprès de ceux qui réaliseront le génocide. En 1993, alors que de nombreux massacres se sont déjà produits comme en prélude au génocide, les «exactions des extrémistes hutus» sont qualifiées au plus haut niveau à Paris d’un adjectif : elles sont «malheureuses».
Durant le génocide, Paris persévère: livraisons d’armes, recommandations diplomatiques, soutien politique. L’engagement reste entier. L’opération Turquoise est lancée en juin 1994, après trois mois de tueries ininterrompues. Elle permet, assure péremptoirement la commission rwandaise, la «prise en charge du projet génocidaire par les décideurs français».
Le rapport bascule alors dans l’insoutenable. Des troupes ayant participé à Turquoise sont accusées d’avoir commis de nombreuses exactions : viols, largages par hélicoptères, pillages, représailles, menaces… Des dizaines de témoignages -de rescapés comme de repentis- se succèdent. Les mises en cause sont circonstanciées et précises, elles se recoupent parfois, ne peuvent être ignorées.
Dans l’ensemble, la charge est violente et nourrie. Plusieurs points peuvent porter à discussion, mais la lecture du rapport laisse un sentiment amer où l’effarement se mêle au dégoût.
Réplique au réquisitoire du juge Bruguière, le travail de la commission rwandaise place Paris au pied du mur. Le simple démenti - tant les éléments sont nombreux à défaut d’être avérés - ne peut suffire. Quant à ne pas répondre, comme cela fut le cas pour Kigali mis en cause par le rapport Bruguière, ce serait courir le risque d’avaliser.
Quatorze ans après le génocide, l’épreuve de force politique est portée à son paroxysme. Ce génocide, que François Mitterrand avait un jour qualifié de «sans importance», n’a pas fini de tarauder les consciences.
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