Par Robert Kagan, politologue et chercheur au Carnegie Endowment for International Peace. Traduit de l’anglais par Christine Vivier (LE MONDE, 15/08/08):
Qui a fait quoi pour précipiter le conflit entre la Russie et la Géorgie ? La question importe peu. Rappelons-nous les détails précis de la crise des Sudètes qui a mené à l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’Allemagne nazie. Ce conflit moralement ambigu nous apparaît désormais à juste titre comme un épisode mineur au sein d’un drame bien plus important.
C’est une impression analogue que laisseront dans les mémoires les événements de la semaine dernière. Cette guerre n’a pas pour origine le mauvais calcul du président géorgien, Mikheïl Saakachvili. Car cela fait un certain temps que Moscou s’emploie à la provoquer.
L’homme qui a un jour qualifié l’effondrement de l’Union soviétique de “plus grande catastrophe géopolitique du (XXe) siècle” et qui a restauré un régime quasi tsariste en Russie s’efforce aujourd’hui de redonner à son pays la position dominante qui était autrefois la sienne en Eurasie ainsi que dans le reste du monde. Fort des ressources en pétrole et en gaz naturel dont il dispose, à la tête d’un quasi-monopole sur l’alimentation en énergie de l’Europe, s’appuyant sur 1 million de soldats, des milliers d’ogives nucléaires et le troisième plus gros budget militaire du monde, Vladimir Poutine considère que le temps est désormais venu pour lui d’abattre ses cartes.
Le malheur de la Géorgie aura été de se situer au point de fracture d’une nouvelle ligne de faille géopolitique, qui parcourt les frontières ouest et sud-ouest de la Russie. Des Etats baltes au nord, en passant par l’Europe centrale et les Balkans, jusqu’au Caucase et l’Asie centrale, une lutte de pouvoir géopolitique s’est fait jour entre une Russie revancharde connaissant un nouvel essor d’une part, et l’Union européenne et les Etats-Unis de l’autre.
L’agression de Vladimir Poutine contre la Géorgie ne saurait s’expliquer seulement par l’aspiration de cette dernière à rejoindre l’OTAN, ou par son sentiment de dépit face à l’indépendance du Kosovo. Il s’agit avant toute chose d’une réponse aux “révolutions de couleur” en Ukraine et en Géorgie en 2003 et 2004, quand des gouvernements pro-occidentaux se sont mis à remplacer les gouvernements prorusses. Ce que l’Occident a célébré comme une victoire de la démocratie a été ressenti par Vladimir Poutine comme un encerclement idéologique et géopolitique.
Depuis, ce dernier s’est montré déterminé à stopper et, si possible, à inverser la tendance pro-occidentale qui se manifeste sur ses frontières. Il cherche non seulement à empêcher la Géorgie et l’Ukraine de rejoindre l’OTAN, mais aussi à les replacer sous le contrôle de la Russie. En outre, il entend se tailler une zone d’influence à l’intérieur de l’Alliance atlantique, au prix de la sécurité des pays qui bordent les flancs stratégiques de la Russie. Voilà la principale motivation qui explique l’opposition de Moscou à l’installation de systèmes antimissiles américains en Pologne et en République tchèque.
L’INFLUENCE DE LA RUSSIE
L’offensive contre la Géorgie fait partie de cette grande stratégie. Vladimir Poutine ne se soucie pas plus des quelques milliers d’Ossètes du Sud que des Serbes du Kosovo. Les revendications de solidarité panslave sont des prétextes visant à aviver le puissant nationalisme russe à l’intérieur du pays et à étendre l’influence de la Russie à l’étranger. Il semble malheureusement que des tactiques de ce genre soient encore efficaces. Alors que les bombardiers russes attaquent les bases et les ports géorgiens, les Européens et les Américains, y compris de hauts fonctionnaires de l’administration Bush, reprochent à l’Occident d’exiger trop de la Russie, sur de trop nombreux points.
Il est vrai que la plupart des Russes sont sortis humiliés par la façon dont s’est achevée la guerre froide, et Vladimir Poutine en a convaincu beaucoup que Boris Eltsine et les démocrates russes étaient les responsables de la capitulation face à l’Occident. Un tel climat n’est pas sans évoquer l’Allemagne d’après la première guerre mondiale, lorsque les Allemands déploraient le “honteux diktat de Versailles” et critiquaient les politiciens corrompus qui avaient poignardé la nation dans le dos.
Aujourd’hui, comme alors, on manipule ces sentiments-là pour justifier l’autocratie à l’intérieur et pour convaincre les puissances occidentales que la conciliation - ou pour utiliser une expression autrefois respectable : l’apaisement - est la meilleure politique.
C’est donc bien la Russie qui a fait monter la pression et nullement l’Occident ni la petite Géorgie. C’est la Russie qui a fait des difficultés au Kosovo, où elle n’avait aucun intérêt tangible sinon une solidarité panslave proclamée. C’est encore la Russie qui a décidé de transformer un petit déploiement de quelques missiles en Pologne, bien incapable de contrebalancer le vaste arsenal russe, en une confrontation géopolitique. Et c’est toujours la Russie qui a précipité une guerre contre la Géorgie en encourageant les rebelles d’Ossétie du Sud à faire monter la tension avec Tbilissi en formulant des revendications inacceptables pour tout dirigeant géorgien.
Si Mikheïl Saakachvili n’était pas tombé dans le piège de Vladimir Poutine cette fois-ci, le conflit aurait été déclenché autrement. Les diplomates européens et américains estiment que M. Saakachvili a commis une erreur en envoyant des troupes en Ossétie du Sud. Peut-être. Mais sa véritable et monumentale erreur consiste plutôt à être président d’une petite nation, démocratique pour l’essentiel, et farouchement pro-occidentale tout en se trouvant à la frontière de la Russie de M. Poutine.
Les historiens en viendront à considérer le 8 août comme un tournant tout aussi capital que le 9 novembre 1989, date de l’effondrement du mur de Berlin. L’offensive de la Russie sur le territoire géorgien souverain a marqué le retour officiel de l’histoire, et même le retour à un style de rivalité entre grandes puissances inspiré du XIXe siècle, sur fond de nationalisme débridé, d’affrontement pour les ressources naturelles, de bataille pour la délimitation des sphères d’influence et les territoires, et même de recours à la force militaire à des fins géopolitiques.
La mondialisation, l’interdépendance économique, l’Union européenne et les autres efforts visant à édifier un ordre international meilleur vont bien sûr se poursuivre. Mais ces efforts se heurteront aux dures réalités internationale qui perdurent depuis des temps immémoriaux, et qui les submergeront parfois. Mieux vaut que le prochain président américain soit prêt à les affronter.
Qui a fait quoi pour précipiter le conflit entre la Russie et la Géorgie ? La question importe peu. Rappelons-nous les détails précis de la crise des Sudètes qui a mené à l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’Allemagne nazie. Ce conflit moralement ambigu nous apparaît désormais à juste titre comme un épisode mineur au sein d’un drame bien plus important.
C’est une impression analogue que laisseront dans les mémoires les événements de la semaine dernière. Cette guerre n’a pas pour origine le mauvais calcul du président géorgien, Mikheïl Saakachvili. Car cela fait un certain temps que Moscou s’emploie à la provoquer.
L’homme qui a un jour qualifié l’effondrement de l’Union soviétique de “plus grande catastrophe géopolitique du (XXe) siècle” et qui a restauré un régime quasi tsariste en Russie s’efforce aujourd’hui de redonner à son pays la position dominante qui était autrefois la sienne en Eurasie ainsi que dans le reste du monde. Fort des ressources en pétrole et en gaz naturel dont il dispose, à la tête d’un quasi-monopole sur l’alimentation en énergie de l’Europe, s’appuyant sur 1 million de soldats, des milliers d’ogives nucléaires et le troisième plus gros budget militaire du monde, Vladimir Poutine considère que le temps est désormais venu pour lui d’abattre ses cartes.
Le malheur de la Géorgie aura été de se situer au point de fracture d’une nouvelle ligne de faille géopolitique, qui parcourt les frontières ouest et sud-ouest de la Russie. Des Etats baltes au nord, en passant par l’Europe centrale et les Balkans, jusqu’au Caucase et l’Asie centrale, une lutte de pouvoir géopolitique s’est fait jour entre une Russie revancharde connaissant un nouvel essor d’une part, et l’Union européenne et les Etats-Unis de l’autre.
L’agression de Vladimir Poutine contre la Géorgie ne saurait s’expliquer seulement par l’aspiration de cette dernière à rejoindre l’OTAN, ou par son sentiment de dépit face à l’indépendance du Kosovo. Il s’agit avant toute chose d’une réponse aux “révolutions de couleur” en Ukraine et en Géorgie en 2003 et 2004, quand des gouvernements pro-occidentaux se sont mis à remplacer les gouvernements prorusses. Ce que l’Occident a célébré comme une victoire de la démocratie a été ressenti par Vladimir Poutine comme un encerclement idéologique et géopolitique.
Depuis, ce dernier s’est montré déterminé à stopper et, si possible, à inverser la tendance pro-occidentale qui se manifeste sur ses frontières. Il cherche non seulement à empêcher la Géorgie et l’Ukraine de rejoindre l’OTAN, mais aussi à les replacer sous le contrôle de la Russie. En outre, il entend se tailler une zone d’influence à l’intérieur de l’Alliance atlantique, au prix de la sécurité des pays qui bordent les flancs stratégiques de la Russie. Voilà la principale motivation qui explique l’opposition de Moscou à l’installation de systèmes antimissiles américains en Pologne et en République tchèque.
L’INFLUENCE DE LA RUSSIE
L’offensive contre la Géorgie fait partie de cette grande stratégie. Vladimir Poutine ne se soucie pas plus des quelques milliers d’Ossètes du Sud que des Serbes du Kosovo. Les revendications de solidarité panslave sont des prétextes visant à aviver le puissant nationalisme russe à l’intérieur du pays et à étendre l’influence de la Russie à l’étranger. Il semble malheureusement que des tactiques de ce genre soient encore efficaces. Alors que les bombardiers russes attaquent les bases et les ports géorgiens, les Européens et les Américains, y compris de hauts fonctionnaires de l’administration Bush, reprochent à l’Occident d’exiger trop de la Russie, sur de trop nombreux points.
Il est vrai que la plupart des Russes sont sortis humiliés par la façon dont s’est achevée la guerre froide, et Vladimir Poutine en a convaincu beaucoup que Boris Eltsine et les démocrates russes étaient les responsables de la capitulation face à l’Occident. Un tel climat n’est pas sans évoquer l’Allemagne d’après la première guerre mondiale, lorsque les Allemands déploraient le “honteux diktat de Versailles” et critiquaient les politiciens corrompus qui avaient poignardé la nation dans le dos.
Aujourd’hui, comme alors, on manipule ces sentiments-là pour justifier l’autocratie à l’intérieur et pour convaincre les puissances occidentales que la conciliation - ou pour utiliser une expression autrefois respectable : l’apaisement - est la meilleure politique.
C’est donc bien la Russie qui a fait monter la pression et nullement l’Occident ni la petite Géorgie. C’est la Russie qui a fait des difficultés au Kosovo, où elle n’avait aucun intérêt tangible sinon une solidarité panslave proclamée. C’est encore la Russie qui a décidé de transformer un petit déploiement de quelques missiles en Pologne, bien incapable de contrebalancer le vaste arsenal russe, en une confrontation géopolitique. Et c’est toujours la Russie qui a précipité une guerre contre la Géorgie en encourageant les rebelles d’Ossétie du Sud à faire monter la tension avec Tbilissi en formulant des revendications inacceptables pour tout dirigeant géorgien.
Si Mikheïl Saakachvili n’était pas tombé dans le piège de Vladimir Poutine cette fois-ci, le conflit aurait été déclenché autrement. Les diplomates européens et américains estiment que M. Saakachvili a commis une erreur en envoyant des troupes en Ossétie du Sud. Peut-être. Mais sa véritable et monumentale erreur consiste plutôt à être président d’une petite nation, démocratique pour l’essentiel, et farouchement pro-occidentale tout en se trouvant à la frontière de la Russie de M. Poutine.
Les historiens en viendront à considérer le 8 août comme un tournant tout aussi capital que le 9 novembre 1989, date de l’effondrement du mur de Berlin. L’offensive de la Russie sur le territoire géorgien souverain a marqué le retour officiel de l’histoire, et même le retour à un style de rivalité entre grandes puissances inspiré du XIXe siècle, sur fond de nationalisme débridé, d’affrontement pour les ressources naturelles, de bataille pour la délimitation des sphères d’influence et les territoires, et même de recours à la force militaire à des fins géopolitiques.
La mondialisation, l’interdépendance économique, l’Union européenne et les autres efforts visant à édifier un ordre international meilleur vont bien sûr se poursuivre. Mais ces efforts se heurteront aux dures réalités internationale qui perdurent depuis des temps immémoriaux, et qui les submergeront parfois. Mieux vaut que le prochain président américain soit prêt à les affronter.
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