Par Harald Welzer, sociologue, professeur de psychologie sociale au Centre de recherche sur la mémoire (Essen, Allemagne). Traduit de l’allemand par Pierre Deshusses (LE MONDE, 14/08/08):
La démocratie semble avoir de moins en moins le vent en poupe, autant sur le plan national qu’international. En tout cas rien n’indique que les pays émergents qui s’adonnent à l’ivresse de la modernisation à outrance veuillent en même temps suivre le modèle social démocratique de l’Ouest, où de plus en plus de gens commencent à se demander s’ils vivent bien dans le meilleur des mondes politiques possibles.
C’est ainsi qu’une étude de la Fondation Friedrich-Ebert a révélé il y a quelques semaines que près d’un Allemand sur trois pense que la démocratie fonctionne mal ; la proportion passe même à 60 % parmi les anciens Allemands de l’Est ; et un quart des personnes interrogées ne veut plus rien savoir de “la démocratie telle qu’elle est chez nous”. Comme le montre la participation toujours plus faible aux élections ou la baisse du nombre d’adhérents à des partis, ce sont là des jalons qui marquent une tendance de fond : entre le milieu des années 1970 et 1990, l’adhésion formelle à la démocratie en Allemagne s’est toujours située autour de 75 %. On a assisté ensuite à un processus d’érosion que les sondages ne sont pas les seuls à enregistrer. En un quart de siècle, les grands partis politiques ont perdu la moitié de leurs membres, alors que la réunification a ramené une palette complète de Länder. Une vraie prouesse !
La perte de confiance dans la démocratie ne se révèle donc pas seulement par l’accroissement de tendances autoritaires ; elle se reflète dans le désarroi des élites politiques incapables de prendre la mesure des problèmes posés par l’avenir. Voilà pourquoi le candidat Barack Obama apparaît comme un sauveur, même quand on n’est pas américain.
Le renoncement à la démocratie n’est pas forcément un handicap au développement, il fait même souvent office d’accélérateur dans le processus de modernisation. Quand on voit la subtilité déployée par le gouvernement chinois pour maintenir la confiance dans le système en maniant la carotte et le bâton, il est impossible de penser que ce système puisse capoter au seul critère qu’il n’est pas démocratique. Il pourrait même devenir pour d’autres sociétés un modèle plus attractif que celui de l’Ouest qui, avec son arrogance, donne maintenant l’impression d’être dépassé. Même les fragiles Etats du tiers-monde qui périclitent ou ont déjà périclité ne se portent pas candidats pour reprendre le modèle occidental. Soit ils sont tenus à l’écart de la mondialisation, soit ils en sont les victimes passives.
En perdant sa valeur de modèle, la démocratie occidentale est ainsi soumise à une pression venue de l’extérieur ; il existe d’autres voies vers une modernité que nous ne connaissons pas, et il y a toutes les raisons de penser qu’elles resteront valables aussi longtemps que les problèmes écologiques ne viendront pas mettre aussi à mal ce turbo capitalisme d’un nouveau type. Les perdants de la mondialisation dans les pays occidentaux sont en effet les premiers à sentir qu’il est illusoire de continuer à faire confiance à un Etat national promettant le bien-être pour tous. La dégringolade sociale qui, dans le pays du miracle économique, n’était autrefois le lot que de quelques laissés-pour-compte devient une possibilité que tout le monde peut redouter.
ABANDONNÉS PAR L’ETAT
Il est aisé de comprendre pourquoi, dans une telle situation, les gens se sentent abandonnés par l’Etat et donc aussi par la démocratie, surtout quand cet Etat ne cesse de prétendre qu’il va veiller au bien-être de tous, alors qu’en réalité il est incapable de faire quelque chose. Raison pour laquelle les personnes à faibles revenus qui réclament des compensations pour la hausse dramatique des prix de l’énergie ne peuvent que se sentir déçues et flouées : aucune démocratie au monde ne peut répondre du fait que les ressources deviennent plus rares et donc plus chères ; si elle veut maintenir la confiance, elle est paradoxalement obligée de dire qu’elle ne peut le faire. Quels seront les effets dévastateurs sur la démocratie si la hausse des prix de l’énergie fait aussi baisser le niveau de vie des classes moyennes ?
Que va-t-il se passer si les petits salaires ne peuvent plus payer leur chauffage ? Et qu’espérer si même la fiction de solidarité sociale ne peut être maintenue parce qu’il est désormais clair que la génération sortante et celle qui a précédé ont vécu sans le moindre scrupule aux frais de celle qui va encore à l’école aujourd’hui ?
Les structures sociales, tout le monde le sait à titre privé, ne sont jamais stables. Elles peuvent très vite se trouver confrontées à des problèmes d’existence et de légitimité ; elles peuvent aussi très bien s’effondrer quand la pression sociale devient trop forte. Il n’en va guère autrement avec les structures sociales de la taille d’un Etat, même si les institutions jouent ici un rôle stabilisateur.
Mais qu’en est-il lorsque les institutions comme les partis, les syndicats, les Eglises, la santé et la Sécurité sociale ont du mal à assurer cette fonction stabilisatrice parce qu’elles sont déjà prises dans un scénario de transformation qu’elles ont du mal à saisir elles-mêmes ? L’histoire du XXe siècle avec ses dictatures folles et ses systèmes totalitaires, avec ses révolutions et ses effondrements, montre qu’on ne peut miser sur la stabilité des rapports sociaux : les choses peuvent bouger assez vite et se soustraire aussi vite à tout contrôle. L’histoire montre aussi que, dans une situation de menace et de pression, les individus peuvent se laisser aller à des comportements et des décisions qu’ils n’auraient pas imaginés, quelque temps auparavant.
Voilà pourquoi il serait bon d’utiliser les inquiétants résultats de l’étude de la Fondation Friedrich-Ebert comme une incitation à réfléchir à la modernisation de notre démocratie. L’intégration c’est la participation et non l’assistance, et elle doit être renforcée par des formes innovantes de démocratie directe, qui englobent aussi des médias comme Internet. Les directives abstraites de l’Union européenne ne peuvent avoir aucun effet identificateur parce que personne ne comprend à quoi elles servent.
C’est en effet le seul moyen pour les individus de s’identifier à un ensemble dont ils sont eux-mêmes partie prenante. En revanche, si l’Etat ne laisse transparaître qu’une volonté d’intégration par un recours à l’assistance qu’il ne peut même pas assurer, il sape les fondements de la démocratie. Et il renonce du même coup au pouvoir d’engagement de ceux qui sont abandonnés en cours de route. Devenant le grand perdant de la mondialisation, l’Etat entraîne aussi la démocratie dans sa perte.
La démocratie semble avoir de moins en moins le vent en poupe, autant sur le plan national qu’international. En tout cas rien n’indique que les pays émergents qui s’adonnent à l’ivresse de la modernisation à outrance veuillent en même temps suivre le modèle social démocratique de l’Ouest, où de plus en plus de gens commencent à se demander s’ils vivent bien dans le meilleur des mondes politiques possibles.
C’est ainsi qu’une étude de la Fondation Friedrich-Ebert a révélé il y a quelques semaines que près d’un Allemand sur trois pense que la démocratie fonctionne mal ; la proportion passe même à 60 % parmi les anciens Allemands de l’Est ; et un quart des personnes interrogées ne veut plus rien savoir de “la démocratie telle qu’elle est chez nous”. Comme le montre la participation toujours plus faible aux élections ou la baisse du nombre d’adhérents à des partis, ce sont là des jalons qui marquent une tendance de fond : entre le milieu des années 1970 et 1990, l’adhésion formelle à la démocratie en Allemagne s’est toujours située autour de 75 %. On a assisté ensuite à un processus d’érosion que les sondages ne sont pas les seuls à enregistrer. En un quart de siècle, les grands partis politiques ont perdu la moitié de leurs membres, alors que la réunification a ramené une palette complète de Länder. Une vraie prouesse !
La perte de confiance dans la démocratie ne se révèle donc pas seulement par l’accroissement de tendances autoritaires ; elle se reflète dans le désarroi des élites politiques incapables de prendre la mesure des problèmes posés par l’avenir. Voilà pourquoi le candidat Barack Obama apparaît comme un sauveur, même quand on n’est pas américain.
Le renoncement à la démocratie n’est pas forcément un handicap au développement, il fait même souvent office d’accélérateur dans le processus de modernisation. Quand on voit la subtilité déployée par le gouvernement chinois pour maintenir la confiance dans le système en maniant la carotte et le bâton, il est impossible de penser que ce système puisse capoter au seul critère qu’il n’est pas démocratique. Il pourrait même devenir pour d’autres sociétés un modèle plus attractif que celui de l’Ouest qui, avec son arrogance, donne maintenant l’impression d’être dépassé. Même les fragiles Etats du tiers-monde qui périclitent ou ont déjà périclité ne se portent pas candidats pour reprendre le modèle occidental. Soit ils sont tenus à l’écart de la mondialisation, soit ils en sont les victimes passives.
En perdant sa valeur de modèle, la démocratie occidentale est ainsi soumise à une pression venue de l’extérieur ; il existe d’autres voies vers une modernité que nous ne connaissons pas, et il y a toutes les raisons de penser qu’elles resteront valables aussi longtemps que les problèmes écologiques ne viendront pas mettre aussi à mal ce turbo capitalisme d’un nouveau type. Les perdants de la mondialisation dans les pays occidentaux sont en effet les premiers à sentir qu’il est illusoire de continuer à faire confiance à un Etat national promettant le bien-être pour tous. La dégringolade sociale qui, dans le pays du miracle économique, n’était autrefois le lot que de quelques laissés-pour-compte devient une possibilité que tout le monde peut redouter.
ABANDONNÉS PAR L’ETAT
Il est aisé de comprendre pourquoi, dans une telle situation, les gens se sentent abandonnés par l’Etat et donc aussi par la démocratie, surtout quand cet Etat ne cesse de prétendre qu’il va veiller au bien-être de tous, alors qu’en réalité il est incapable de faire quelque chose. Raison pour laquelle les personnes à faibles revenus qui réclament des compensations pour la hausse dramatique des prix de l’énergie ne peuvent que se sentir déçues et flouées : aucune démocratie au monde ne peut répondre du fait que les ressources deviennent plus rares et donc plus chères ; si elle veut maintenir la confiance, elle est paradoxalement obligée de dire qu’elle ne peut le faire. Quels seront les effets dévastateurs sur la démocratie si la hausse des prix de l’énergie fait aussi baisser le niveau de vie des classes moyennes ?
Que va-t-il se passer si les petits salaires ne peuvent plus payer leur chauffage ? Et qu’espérer si même la fiction de solidarité sociale ne peut être maintenue parce qu’il est désormais clair que la génération sortante et celle qui a précédé ont vécu sans le moindre scrupule aux frais de celle qui va encore à l’école aujourd’hui ?
Les structures sociales, tout le monde le sait à titre privé, ne sont jamais stables. Elles peuvent très vite se trouver confrontées à des problèmes d’existence et de légitimité ; elles peuvent aussi très bien s’effondrer quand la pression sociale devient trop forte. Il n’en va guère autrement avec les structures sociales de la taille d’un Etat, même si les institutions jouent ici un rôle stabilisateur.
Mais qu’en est-il lorsque les institutions comme les partis, les syndicats, les Eglises, la santé et la Sécurité sociale ont du mal à assurer cette fonction stabilisatrice parce qu’elles sont déjà prises dans un scénario de transformation qu’elles ont du mal à saisir elles-mêmes ? L’histoire du XXe siècle avec ses dictatures folles et ses systèmes totalitaires, avec ses révolutions et ses effondrements, montre qu’on ne peut miser sur la stabilité des rapports sociaux : les choses peuvent bouger assez vite et se soustraire aussi vite à tout contrôle. L’histoire montre aussi que, dans une situation de menace et de pression, les individus peuvent se laisser aller à des comportements et des décisions qu’ils n’auraient pas imaginés, quelque temps auparavant.
Voilà pourquoi il serait bon d’utiliser les inquiétants résultats de l’étude de la Fondation Friedrich-Ebert comme une incitation à réfléchir à la modernisation de notre démocratie. L’intégration c’est la participation et non l’assistance, et elle doit être renforcée par des formes innovantes de démocratie directe, qui englobent aussi des médias comme Internet. Les directives abstraites de l’Union européenne ne peuvent avoir aucun effet identificateur parce que personne ne comprend à quoi elles servent.
C’est en effet le seul moyen pour les individus de s’identifier à un ensemble dont ils sont eux-mêmes partie prenante. En revanche, si l’Etat ne laisse transparaître qu’une volonté d’intégration par un recours à l’assistance qu’il ne peut même pas assurer, il sape les fondements de la démocratie. Et il renonce du même coup au pouvoir d’engagement de ceux qui sont abandonnés en cours de route. Devenant le grand perdant de la mondialisation, l’Etat entraîne aussi la démocratie dans sa perte.
No hay comentarios.:
Publicar un comentario